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de la figure des parties intégrantes des corps, ils doivent, comme ces figures, varier à l’infini ; on ne doit donc pas être surpris de l’action plus ou moins grande ou nulle de certains sels sur certaines substances, ni des effets contraires d’autres sels sur d’autres substances. Leur principe actif est le même, leur puissance pour dissoudre la même, mais elle demeure sans exercice lorsque la substance qu’on lui présente repousse celle du dissolvant, ou n’a aucun degré d’affinité avec lui, tandis qu’au contraire elle le saisit avidement toutes les fois qu’il se trouve assez de force d’affinité pour vaincre celle de la cohérence, c’est-à-dire, toutes les fois que les principes actifs contenus dans le dissolvant sous la forme de l’air et du feu, se trouvent plus puissamment attirés par la substance à dissoudre qu’ils ne le sont par la terre et l’eau qu’il contient : car dès lors ces principes actifs s’en séparent, se développent et pénètrent la substance, qu’ils divisent et décomposent au point de la rendre susceptible, par cette division, d’obéir en liberté à toutes les forces attractives de la terre et de l’eau contenues dans le dissolvant, et de s’unir avec elles assez intimement pour ne pouvoir en être séparées que par d’autres substances qui auraient avec ce même dissolvant un degré encore plus grand d’affinité. Newton est le premier ait donné les affinités pour causes des précipitations chimiques ; Stahl, adoptant cette idée, l’a transmise à tous les chimistes, et il me parait qu’elle est aujourd’hui universellement reçue comme une vérité dont on ne peut douter. Mais ni Newton ni Stahl ne se sont élevés au point de voir que toutes ces affinités, en apparence si différentes entre elles, ne sont au fond que les effets particuliers de la force générale de l’attraction universelle ; et, faute de cette vue, leur théorie ne pouvait être ni lumineuse ni complète, parce qu’ils étaient forcés de supposer autant de petites lois d’affinités différentes qu’il y avait de phénomènes différents, au lieu qu’il n’y a réellement qu’une seule loi d’affinité, loi qui est exactement la même que celle de l’attraction universelle, et par conséquent l’explication de tous les phénomènes doit être déduite de cette seule et même cause.

Les sels concourent donc à plusieurs opérations de la nature par la puissance qu’ils ont de dissoudre les autres substances : car, quoiqu’on dise vulgairement que l’eau dissout le sel, il est aisé de sentir que c’est une erreur d’expression fondée sur ce qu’on appelle communément le liquide, le dissolvant, et le solide, le corps à dissoudre ; mais dans le réel lorsqu’il y a dissolution, les deux corps sont actifs et peuvent être également appelés dissolvants : seulement regardant le sel comme le dissolvant, le corps dissous peut être indifféremment liquide ou solide ; et pourvu que les parties du sel soient assez divisées pour toucher immédiatement celles des autres substances, elles agiront et produiront tous les effets de la dissolution. On voit par là combien l’action propre des sels et l’action de l’élément de l’eau qui les contient doivent influer sur la composition des matières minérales. La nature peut produire par ce moyen tout ce que nos arts produisent par le moyen du feu ; il ne faut que du temps pour que les sels et l’eau opèrent sur les substances les plus compactes et les plus dures la division la plus complète et l’atténuation la plus grande de leurs parties, ce qui les rend alors susceptibles de toutes les combinaisons possibles, et capables de s’unir avec toutes les substances analogues et de se séparer de toutes les autres. Mais ce temps, qui n’est rien pour la nature et qui ne lui manque pas, est de toutes les choses nécessaires celle qui nous manque le plus ; c’est faute de temps que nous ne pouvons imiter ses procédés ni suivre sa marche ; le plus grand de nos arts serait donc l’art d’abréger le temps, c’est-à-dire de faire en un jour ce qu’elle fait en un siècle : quelque vaine que paraisse cette prétention, il ne faut pas y renoncer ; nous n’avons à la vérité ni les grandes forces ni le temps encore plus grand de la nature, mais nous avons au-dessus d’elle la liberté de les employer comme il nous plaît ; notre volonté est une force qui commande à toutes les autres forces lorsque nous la dirigeons avec intelligence. Ne somme-nous pas venus à bout de créer à notre usage l’élément du feu, qu’elle nous avait caché ? Ne l’avons-nous pas tiré des rayons qu’elle ne nous envoyait que pour nous éclairer ?