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le nombre presque immense de tous les individus de ce genre pour se faire une idée de toute la matière pierreuse produite en dix ans ; qu’enfin on considère que ce bloc déjà si gros de matière pierreuse doit être augmenté d’autant de pareils blocs qu’il y a de fois dix dans tous les siècles qui se sont écoulés depuis le commencement du monde, et l’on se familiarisera avec cette idée ou plutôt cette vérité, d’abord repoussante, que toutes nos collines, tous nos rochers de pierre calcaire, de marbre, de craie, etc., ne viennent originairement que de la dépouille de ces petits animaux[NdÉ 1]. On n’en pourra douter à l’inspection des matières même, qui toutes contiennent encore des coquilles ou des détriments de coquilles très aisément reconnaissables.

Les pierres calcaires ne sont donc en très grande partie que de l’eau et de l’air contenus dans l’eau transformés par le filtre animal ; les sels, les bitumes, les huiles, les graisses de la mer n’entrent que peu ou pour rien dans la composition de la coquille ; aussi la pierre calcaire ne contient-elle aucune de ces matières ; cette pierre n’est que de l’eau transformée[NdÉ 2], jointe à quelque petite portion de terre vitrifiable et à une très grande quantité d’air fixe qui s’en dégage par la calcination. Cette opération produit les mêmes effets sur les coquilles qu’on prend dans la mer que sur les pierres qu’on tire des carrières, elles forment également de la chaux, dans laquelle on ne remarque d’autre différence que celle d’un peu plus ou d’un peu moins de qualité ; la chaux faite avec des écailles d’huître ou d’autres coquilles est plus faible que la chaux faite avec du marbre ou de la pierre dure ; mais le procédé de la nature est le même, les résultats de son opération les mêmes : les coquilles et les pierres perdent également près de moitié de leur poids par l’action du feu dans la calcination ; l’eau qui a conservé sa nature en sort la première, après quoi l’air fixe se dégage et ensuite l’eau fixe dont ces substances pierreuses sont composées reprend sa première nature et s’élève en vapeurs poussées et raréfiées par le feu, et il ne reste que les parties les plus fixes de cet air et de cette eau qui peut-être sont si fort unies entre elles, et à la petite quantité de terre fixe de la pierre que le feu ne peut les séparer. La masse se trouve donc réduite de près de moitié, et se réduirait peut-être encore plus si l’on donnait un feu plus violent. Et ce qui me semble prouver évidemment que cette matière chassée hors de la pierre par le feu n’est autre chose que de l’air et de l’eau, c’est la rapidité, l’avidité avec laquelle cette pierre calcinée reprend l’eau qu’on lui donne[NdÉ 3], et la force avec laquelle elle la tire de l’atmosphère lorsqu’on la lui refuse. La chaux, par son extinction ou dans l’air ou dans l’eau, reprend en grande partie la masse qu’elle avait perdue par la calcination ; l’eau avec l’air qu’elle contient vient remplacer l’eau et l’air qu’elle contenait précédemment, la pierre reprend dès lors sa première nature ; car en mêlant sa chaux avec des détriments d’autres pierres, on fait un mortier qui se durcit et devient avec le temps une substance solide et pierreuse comme celle dont on l’a composé.

Après cette exposition, je ne crois pas qu’on puisse douter de la transformation de l’eau en terre ou en pierre[NdÉ 4] par l’intermède des coquilles. Voilà donc d’une part toutes les

    les petits et les très petits, tels que ceux qui forment le corail, et tous les madrépores, vivent beaucoup moins de temps ; et c’est par cette raison que j’ai pris le terme moyen de dix ans.

  1. Cela est très exact.
  2. Ce n’est pas « de l’eau transformée », c’est du carbonate de chaux puisé par l’animal dans l’eau où il était tenu en dissolution.
  3. Par la calcination, le calcaire est privé de l’eau qui entrait dans sa constitution moléculaire.
  4. Nous avons dit déjà que l’eau ne se transforme pas en « terre ou en pierre », mais qu’elle peut être privée du carbonate de chaux, c’est-à-dire « de la pierre » que, dans la nature, elle tient presque toujours en dissolution.