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après ce qui vient d’être dit, il me semble qu’il n’y a plus de difficulté à concevoir comment la chaux d’un métal se réduit, que d’entendre comment il se précipite en dissolution : la cause est la même et les effets sont pareils. Un métal, dissous par un acide, se précipite lorsqu’on présente à cet acide une autre substance avec laquelle il a plus d’affinité qu’avec le métal, l’acide le quitte alors et le laisse tomber ; de même ce métal calciné, c’est-à-dire chargé de parties d’air, de chaleur et de feu qui, s’étant fixées, le tiennent sous la forme d’une chaux se précipitera, ou si l’on veut se réduira lorsqu’on présentera à ce feu et à cet air fixés des matières combustibles avec lesquelles ils ont bien plus d’affinité qu’avec le métal qui reprendra sa première forme dès qu’il sera débarrassé de cet air et de ce feu superflus[NdÉ 1], et qu’il aura repris, aux dépens des matières combustibles qu’on lui présente, les parties volatiles qu’il avait perdues.

Cette explication me paraît si simple et si claire, que je ne vois pas ce qu’on peut y opposer. L’obscurité de la chimie vient en grande partie de ce qu’on en a peu généralisé les principes, et qu’on ne les a pas réunis à ceux de la haute physique. Les chimistes ont adopté les affinités sans les comprendre, c’est-à-dire sans entendre le rapport de la cause à l’effet, qui, néanmoins, n’est autre que celui de l’attraction universelle ; ils ont créé leur phlogistique sans savoir ce que c’est, et cependant c’est de l’air et du feu fixes ; ils ont formé, à mesure qu’ils en ont eu besoin, des êtres idéaux[NdÉ 2], des minéralisateurs, des terres mercurielles, des noms, des termes d’autant plus vagues que l’acception en est plus générale. J’ose dire que M. Macquer[1] et M. de Morveau[2] sont les premiers de nos chimistes qui aient commencé à parler français[3]. Cette science va donc naître, puisqu’on commence à la parler ; et on la parlera d’autant mieux, on l’entendra d’autant plus aisément, qu’on en bannira le plus de mots techniques, qu’on renoncera de meilleure foi à tous ces petits principes secondaires tirés de la méthode, qu’on s’occupera davantage de les déduire des principes généraux de la mécanique rationnelle, qu’on cherchera avec plus de soin à les ramener aux lois de la nature, et qu’on sacrifiera plus volontiers la commodité d’expliquer d’une manière précaire et selon l’art les phénomènes de la composition ou de la décomposition des substances à la difficulté de les présenter pour tels qu’ils sont, c’est-à-dire pour des effets particuliers dépendant d’effets plus généraux qui sont les seules vraies causes, les seuls principes réels auxquels on doive s’attacher si l’on veut avancer la science de la philosophie naturelle.

Je crois avoir démontré[4] que toutes les petites lois des affinités chimiques, qui paraissent si variables, si différentes entre elles, ne sont cependant pas autres que la loi générale de l’attraction commune à toute la matière ; que cette grande loi, toujours constante, toujours la même, ne paraît varier que par son expression, qui ne peut pas être la même lorsque la figure des corps entre comme élément dans leur distance. Avec cette nouvelle clef, on pourra scruter les secrets les plus profonds de la nature, on pourra parvenir à connaître la figure des parties primitives des différentes substances, assigner

  1. Dictionnaire de chimie. Paris, 1766.
  2. Digressions académiques. Dijon, 1772.
  3. Dans le moment même qu’on imprime ces feuilles paraît l’ouvrage de M. Baumé, qui a pour titre : Chimie expérimentale et raisonnée. L’auteur non seulement y parle une langue intelligible, mais il s’y montre partout aussi bon physicien que grand chimiste, et j’ai eu la satisfaction de voir que quelques-unes de ses idées générales s’accordent avec les miennes.
  4. Voyez, dans cet ouvrage, l’article qui a pour titre : De la nature, seconde vue.
  1. La vérité est que l’oxygène combiné avec la matière qui a subi la combustion peut être enlevé par un autre corps ayant plus d’affinité pour ce gaz.
  2. Expression très juste et pensée très élevée. [Note de Wikisource : Si Buffon s’élève avec raison contre la tendance de la chimie de son époque à la prolifération des principes chimiques et des termes pour les désigner, notons qu’il pêche lui-même par l’excès inverse. À vouloir tout ramener à quatre éléments (les mêmes qu’Aristote) et une force (la gravitation), il se trompe complètement. On sait aujourd’hui que tous les corps naturels sont des combinaisons de près d’une centaine d’élements chimiques différents, énumérés dans la fameuse table périodique des éléments de Mendéleïeff. Les lois de l’affinité chimique sont par ailleurs totalement irréductibles à l’attraction gravitationnelle, car elles ressortissent en dernière analyse de l’électromagnétisme. De même, il simplifie par trop la mécanique en voulant la ramener à la seule loi de la gravitation : outre qu’il oublie plusieurs interactions, dont l’électromagnétique, il ne peut ramener la prétendue force « d’impulsion » à la seule gravitation : un corps n’est animé d’aucune impulsion propre, mais conserve seulement la quantité de mouvement qui lui a été communiquée par sa première impulsion — l’impulsion n’est donc pas même une force, et constitue la première loi de la mécanique rationnelle, irréductible aux autres principes énoncés par Newton.]