Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 2.pdf/270

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que médiocre de cette fonte ; mais je ne m’en tins pas là. En 1770, sur la fin de l’été, je fis construire une chaufferie plus grande que mes chaufferies ordinaires, pour y faire fondre et convertir en fer ces tronçons de canon, et l’on en vint à bout à force de vent et de charbon : je les fis couler en petites gueuses, et après qu’elles furent refroidies j’en examinai la couleur et le grain en les faisant casser à la masse ; j’en trouvai, comme je m’y attendais, la couleur plus grise et le grain plus fin ; la matière ne pouvait manquer de s’épurer par cette seconde fusion, et en effet l’ayant portée à la balance hydrostatique, elle se trouva peser quatre cent soixante-neuf livres le pied cube ; ce qui cependant n’approche pas encore de la densité requise pour une bonne fonte.

Et en effet, ayant fait convertir en fer successivement, et par mes meilleurs ouvriers, toutes les petites gueuses refondues et provenant de ces tronçons de canon, nous n’obtînmes que du fer d’une qualité très commune, sans aucun nerf, et d’un grain assez gros, aussi différent de celui de mes forges que le fer commun l’est du bon fer.

En 1770, on m’envoya de la forge de Ruelle en Angoumois, où l’on fond actuellement la plus grande partie de nos canons, des échantillons de la fonte dont on les coule. Cette fonte a la couleur grise, le grain assez fin, et pèse quatre cent quatre-vingt-quinze livres le pied cube[1] : réduite en fer battu et forgé avec soin, j’en ai trouvé le grain semblable à celui du fer commun, et ne prenant que peu ou point de nerf, quoique travaillé en petites verges et passé sous le cylindre ; en sorte que cette fonte, quoique meilleure que celle qui m’est venue des forges de la Nouée, n’est pas encore de la bonne fonte. J’ignore si depuis ce temps l’on ne coule pas aux fourneaux de Ruelle des fontes meilleures et plus pesantes ; je sais seulement que deux officiers de marine[2], très habiles et zélés, y ont été envoyés successivement, et qu’ils sont tous deux fort en état de perfectionner l’art et de bien conduire les travaux de cette fonderie. Mais jusqu’à l’époque que je viens de citer, et qui est bien récente, je suis assuré que les fontes de nos canons coulés plein n’étaient que de médiocre qualité, qu’une pareille fonte n’a pas assez de résistance, et qu’en lui ôtant encore le lien qui la contient, c’est-à-dire en enlevant, par les couteaux du tour, la surface trempée, il y a tout à craindre du service de ces canons.

On ne manquera pas de dire que ce sont ici des frayeurs paniques et mal fondées, qu’on ne se sert jamais que des canons qui ont subi l’épreuve, et qu’une pièce, une fois éprouvée par une moitié de plus de charge, ne doit ni ne peut crever à la charge ordinaire. À ceci je réponds que non seulement cela n’est pas certain, mais encore que le contraire est beaucoup plus probable. En général, l’épreuve des canons par la poudre est peut-être la plus mauvaise méthode que l’on pût employer pour s’assurer de leur résistance. Le

  1. Ces morceaux de fonte, envoyés du fourneau de Ruelle, étaient de forme cubique de 3 pouces, faibles dans toutes leurs dimensions : le premier, marqué S, pesait dans l’air 7 livres 2 onces 4 gros 1/2, c’est-à-dire, 916 gros 1/2. Le même morceau pesait dans l’eau 6 livres 2 onces 2 gros 1/2 ; donc le volume d’eau égal au volume de ce morceau de fonte pesait 130 gros. L’eau dans laquelle il a été pesé, pesait elle-même 70 livres le pied cube. Or, 130 gros : 70 livres : : 916 gros 1/2 : 493 3/13 livres, poids du pied cube de cette fonte. Le second morceau marqué P, pesait dans l’air 7 livres 4 onces 1 gros, c’est-à-dire, 929 gros. Le même morceau pesait dans l’eau 6 livres 3 onces 6 gros, c’est-à-dire, 798 gros ; donc le volume d’eau, égal au volume de ce morceau de fonte, pesait 131 gros. Or, 131 gros : 70 livres : : 929 gros : 496 54/131 livres, poids du pied cube de cette fonte. On observera que ces morceaux qu’on avait voulu couler sur les dimensions d’un cube de 3 pouces étaient trop faibles. Ils auraient dû contenir chacun 27 pouces cubiques, et par conséquent le pied cube du premier n’aurait pesé que 438 livres 4 onces, car 27 pouces : 1 728 pouces : : 916 gros 1/2 : 458 livres 4 onces. Et le pied cube du second n’au’ait pesé que 464 livres 1/4, au lieu de 493 livres 3/13, et de 496 livres 54/131.
  2. MM. de Souville et de Vialis.