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en verre, l’un des plus grands moyens de la dépurer est de la laisser séjourner au fourneau.

M’étant donc bien assuré que le préjugé de la nécessité de deux ou trois fourneaux était très mal fondé, je proposai de réduire à un seul les fourneaux de Ruelle en Angoumois[1], où l’on fond nos gros canons : ce conseil fut suivi et exécuté par ordre du ministre ; on fondit sans inconvénient et avec tout succès, à un seul fourneau, des canons de vingt-quatre, et je ne sais si l’on n’a pas fondu depuis des canons de trente-six, car j’ai tout lieu de présumer qu’on réussirait également. Ce premier point une fois obtenu, je cherchai s’il n’y avait pas encore d’autres causes qui pouvaient contribuera la fragilité de nos canons, et j’en trouvai en effet qui y contribuent plus encore que l’inégalité de l’étoffe dont on les composait en les coulant à deux ou trois fourneaux.

La première de ces causes est le mauvais usage qui s’est établi depuis plus de vingt ans de faire tourner la surface extérieure des canons, ce qui les rend plus agréables à la vue : il en est cependant du canon comme du soldat, il vaut mieux qu’il soit robuste qu’élégant ; et ces canons tournés, polis et guillochés, ne devaient point en imposer aux yeux des braves officiers de notre marine ; car il me semble qu’on peut démontrer qu’ils sont non seulement beaucoup plus faibles, mais aussi d’une bien moindre durée. Pour peu qu’on soit versé dans la connaissance de la fusion des mines de fer, on aura remarqué en coulant des enclumes, des boulets, et à plus forte raison des canons, que la force centrifuge de la chaleur pousse à la circonférence la partie la plus massive et la plus pure de la fonte : il ne reste au centre que ce qu’il y a de plus mauvais, et souvent même il s’y forme une cavité. Sur un nombre de boulets que l’on fera casser, ou en trouvera plus de moitié qui auront une cavité dans le centre, et dans tous les autres une matière plus poreuse que le reste du boulet : on remarquera de plus qu’il y a plusieurs rayons qui tendent du centre à la circonférence, et que la matière est plus compacte et de meilleure qualité à mesure qu’elle est plus éloignée du centre. On observera encore que l’écorce du boulet, de l’enclume ou du canon est beaucoup plus dure que l’intérieur : cette dureté plus grande provient de la trempe que l’humidité du moule donne à l’extérieur de la pièce, et elle pénètre jusqu’à 3 lignes d’épaisseur dans les petites pièces, et à 1 ligne 1/2 dans les grosses. C’est en quoi consiste la plus grande force du canon, car cette couche extérieure réunit les extrémités de tous les rayons divergents dont je viens de parler, qui sont les lignes par où se ferait la rupture ; elle sert de cuirasse au canon, elle en est la

  1. Voici l’extrait de cette proposition faite au ministre.

    Comme les canons de gros calibre, tels que ceux de trente-six et de vingt-quatre, supposent un grand volume de fer en fusion, on se sert ordinairement de trois, ou tout au moins de deux fourneaux pour les couler. La mine fondue dans chacun de ces fourneaux arrive dans le moule par autant de ruisseaux particuliers. Or, cette pratique me paraît avoir les plus grands inconvénients, car il est certain que chacun de ces fourneaux donne une fonte de différente espèce, en sorte que leur mélange ne peut se faire d’une manière intime ni même en approcher. Pour le voir clairement, ne supposons que deux fourneaux, et que la fonte de l’un arrive à droite, et la fonte de l’autre arrive à gauche dans le moule du canon : il est certain que l’une de ces deux fontes étant ou plus pesante, ou plus légère, ou plus chaude, ou plus froide, ou, etc., que l’autre, elles ne se mêleront pas, et que par conséquent l’un des côtés du canon sera plus dur que l’autre ; que dès lors il résistera moins d’un côté que de l’autre, et qu’ayant le défaut d’être composé de deux matières différentes, le ressort de ces parties ainsi que leur cohérence ne sera pas égal, et que par conséquent ils résisteront moins que ceux qui seraient faits d’une matière homogène. Il n’est pas moins certain que si l’on veut forer ces canons, le foret trouvant plus de résistance d’un côté que de l’autre, se détournera de la perpendiculaire du côté le plus tendre, et que la direction de l’intérieur du canon prendra de l’obliquité, etc. : il me paraît donc qu’il faudrait tâcher de fondre les canons de fer coulé avec un seul fourneau, et je crois la chose très possible.