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Quoi qu’il en soit, comme ce n’est pas l’état actuel des choses, nos observations ne porteront que sur les canons de fer coulé. On s’est beaucoup plaint, dans ces derniers temps, de leur peu de résistance ; malgré la rigueur des épreuves, quelques-uns ont crevé sur nos vaisseaux, accident terrible, et qui n’arrive jamais sans grand dommage et perte de plusieurs hommes. Le ministère, voulant remédier à ce mal, ou plutôt le prévenir par la suite, informé que je faisais à mes forges des expériences sur la qualité de la fonte, me demanda mes conseils en 1768, et m’invita à travailler sur ce sujet important. Je m’y livrai avec zèle, et de concert avec M. le vicomte de Morogues, homme très éclairé, je donnai, dans ce temps et dans les deux années suivantes, quelques observations au ministre, avec les expériences faites et celles qui restaient à faire pour perfectionner les canons. J’en ignore aujourd’hui le résultat et le succès : le ministre de la marine ayant changé, je n’ai plus entendu parler ni d’expériences ni de canons. Mais cela ne doit pas m’empêcher de donner, sans qu’on me le demande, les choses utiles que j’ai pu trouver en m’occupant pendant deux à trois ans de ce travail ; et c’est ce qui fera le sujet de ce Mémoire qui tient de si près à celui où j’ai traité de la fusion des mines de fer, qu’on peut l’en regarder comme une suite.

Les canons se fondent, en situation perpendiculaire, dans des moules de plusieurs pieds de profondeur, la culasse au fond et la bouche en haut : comme il faut plusieurs milliers de matière en fusion pour faire un gros canon plein et chargé de la masse qui doit le comprimer à sa partie supérieure, on était dans le préjugé qu’il fallait deux, et même trois fourneaux, pour fondre du gros canon. Comme les plus fortes gueuses que l’on coule dans les plus grands fourneaux ne sont que de deux mille cinq cents ou tout au plus trois mille livres, et que la matière en fusion ne séjourne jamais que douze ou quinze heures dans le creuset du fourneau, on imaginait que le double ou le triple de cette quantité de matière en fusion, qu’on serait obligé de laisser pendant trente-six ou quarante heures dans le creuset avant de la couler, non seulement pouvait détruire le creuset, mais même le fourneau par son bouillonnement et son explosion : au moyen de quoi on avait pris le parti qui paraissait le plus prudent, et on coulait les gros canons en tirant en même temps ou successivement la fonte de deux ou trois fourneaux placés de manière que les trois ruisseaux de fonte pouvaient arriver en même temps dans le moule.

Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour sentir que cette pratique est mauvaise : il est impossible que la fonte de chacun de ces fourneaux soit au même degré de chaleur, de pureté, de fluidité ; par conséquent le canon se trouve composé de deux ou trois matières différentes, en sorte que plusieurs de ses parties, et souvent un côté tout entier, se trouve nécessairement d’une matière moins bonne et plus faible que le reste, ce qui est le plus grand de tous les inconvénients en fait de résistance, puisque l’effort de la poudre agissant également de tous côtés, ne manque jamais de se faire jour par le plus faible. Je voulus donc essayer et voir en effet s’il y avait quelque danger à tenir pendant plus de temps qu’on ne le fait ordinairement une plus grande quantité de matière en fusion : j’attendis pour cela que le creuset de mon fourneau, qui avait 18 pouces de largeur sur 4 pieds de longueur et 18 pouces de hauteur, fût encore élargi par l’action du feu, comme cela arrive toujours vers la fin du fondage ; j’y laissai amasser de la fonte pendant trente-six heures ; il n’y eut ni explosion ni autre bouillonnement que ceux qui arrivent quelquefois quand il tombe des matières crues dans le creuset ; je fis couler après les trente-six heures, et l’on eut trois gueuses pesant ensemble quatre mille six cents livres, d’une très bonne fonte.

Par une seconde expérience, j’ai gardé la fonte pendant quarante-huit heures sans aucun inconvénient ; ce long séjour ne fait que la purifier davantage, et par conséquent en diminuer le volume en augmentant la masse : comme la fonte contient une grande quantité de parties hétérogènes dont les unes se brûlent et les autres se convertissent