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la chaleur existe encore plus souvent sans lumière : l’on peut donc considérer la lumière et la chaleur comme deux propriétés du feu, ou plutôt comme les deux seuls effets par lesquels nous le reconnaissons ; mais nous avons montré que ces deux effets ou ces deux propriétés ne sont pas toujours essentiellement liés ensemble, que souvent ils ne sont ni simultanés ni contemporains, puisque dans de certaines circonstances on sent de la chaleur longtemps avant que la lumière paraisse, et que dans d’autres circonstances on voit de la lumière longtemps avant de sentir de la chaleur, et même souvent sans en sentir aucune, et nous avons dit que, pour raisonner juste sur la nature du feu, il fallait auparavant tâcher de reconnaître celle de la lumière et celle de la chaleur, qui sont les principes réels dont l’élément du feu nous paraît être composé.

Nous avons vu que la lumière est une matière mobile, élastique et pesante, c’est-à-dire susceptible d’attraction comme toutes les autres matières[NdÉ 1] ; on a démontré qu’elle est mobile, et même on a déterminé le degré de sa vitesse immense par le très petit temps qu’elle emploie à venir des satellites de Jupiter jusqu’à nous. On a reconnu son élasticité, qui est presque infinie, par l’égalité de l’angle de son incidence et de celui de sa réflexion ; enfin sa pesanteur ou, ce qui revient au même, son attraction vers les autres matières, est aussi démontrée par l’inflexion qu’elle souffre toutes les fois qu’elle passe auprès des autres corps. On ne peut donc pas douter que la substance de la lumière ne soit une vraie matière, laquelle, indépendamment de ses qualités propres et particulières, a aussi les propriétés générales et communes à toute autre matière. Il en est de même de la chaleur[NdÉ 2] : c’est une matière qui ne diffère pas beaucoup de celle de la lumière, et ce n’est peut-être que la lumière elle-même qui, quand elle est très forte ou réunie en grande quantité, change de forme, diminue de vitesse, et, au lieu d’agir sur le sens de la vue, affecte les organes du toucher. On peut donc dire que, relativement à nous, la chaleur n’est que le toucher de la lumière, et qu’en elle-même la chaleur n’est qu’un des effets du feu sur les corps, effet qui se modifie suivant les différentes substances, et produit dans toutes une dilatation, c’est-à-dire une séparation de leurs parties constituantes. Et lorsque, par cette dilatation ou séparation, chaque partie se trouve assez éloignée de ses voisines pour être hors de leur sphère d’attraction, les matières solides, qui n’étaient d’abord que dilatées par la chaleur, deviennent fluides et ne peuvent reprendre leur solidité qu’autant que la chaleur se dissipe et permet aux parties désunies de se rapprocher et se joindre d’aussi près qu’auparavant[1].

Ainsi toute fluidité a la chaleur pour cause, et toute dilatation dans les corps doit être regardée comme une fluidité commençante : or nous avons trouvé, par l’expérience, que les temps du progrès de la chaleur dans les corps, soit pour l’entrée, soit pour la sortie,

  1. Je sais que quelques chimistes prétendent que les métaux, rendus fluides par le feu, ont plus de pesanteur spécifique que quand ils sont solides ; mais j’ai de la peine à le croire, car il s’ensuivrait que leur état de dilatation, où cette pesanteur spécifique est moindre, ne serait pas le premier degré de leur état de fusion, ce qui néanmoins parait indubitable. L’expérience sur laquelle ils fondent leur opinion, c’est que le métal en fusion supporte le même métal solide, et qu’on le voit nager à la surface du métal fondu ; mais je pense que cet effet ne vient que de la répulsion causée par la chaleur, et ne doit point être attribué à la pesanteur spécifique plus grande du métal en fusion : je suis au contraire très persuadé qu’elle est moindre que celle du métal solide.
  1. Nous avons déjà relevé cette erreur à diverses reprises. La lumière n’est pas « une matière », mais simplement un mouvement de la matière qui se transmet par l’intermédiaire de l’éther. [Note de Wikisource : Deux erreurs dans cette rectification. Effectivement, la lumière n’est pas un corps matériel, et il n’y a donc aucun sens à parler de sa masse ou de son élasticité comme le fait Buffon par la suite. Cependant, la lumière n’est pas un mouvement de la matière, mais une onde électro-magnétique, c’est-à-dire la propagation progressive de perturbations transitoires des propriétés électromagnétiques locales du milieu. De plus, l’idée largement acceptée au xixe siècle de l’existence d’un éther, répandu entre les planètes pour servir de véhicule à la lumière et aux forces d’attraction, a été ruinée à la fin du xixe siècle par les célèbres expériences de Michelson et Morley : on sait aujourd’hui que l’espace interplanétaire est essentiellement vide, que la lumière se propage dans le vide, et que la propagation de la lumière est justiciable des phénomènes de l’attraction gravitationnelle comme tous les corps matériels (bien qu’elle n’en soit pas un), car ces phénomènes sont de nature essentiellement géométrique.]
  2. Comme la lumière, la chaleur n’est pas « une matière », mais un mouvement de la matière.