Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 2.pdf/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soleil les ombres vertes, comme je les avais vues la veille. Six jours se passèrent ensuite sans pouvoir observer les ombres au coucher du soleil, parce qu’il était toujours couvert de nuages. Le septième jour je vis le soleil à son coucher ; les ombres n’étaient plus vertes, mais d’un beau bleu d’azur : je remarquai que les vapeurs n’étaient pas fort abondantes, et que le soleil, ayant avancé pendant sept jours, se couchait derrière un rocher qui le faisait disparaître avant qu’il pût s’abaisser au-dessous de mon horizon. Depuis ce temps j’ai très souvent observé les ombres, soit au lever, soit au coucher du soleil, et je ne les ai vues que bleues, quelquefois d’un bleu fort vif, d’autres fois d’un bleu pâle, d’un bleu foncé, mais constamment bleues.

Ce Mémoire a été imprimé dans ceux de l’Académie royale des Sciences, année 1743. Voici ce que je crois devoir y ajouter aujourd’hui (année 1773).

Des observations plus fréquentes m’ont fait reconnaître que les ombres ne paraissent jamais vertes au lever ou au coucher du soleil, que quand l’horizon est chargé de beaucoup de vapeurs rouges : dans tout autre cas les ombres sont toujours bleues, et d’autant plus bleues que le ciel est plus serein. Cette couleur bleue des ombres n’est autre chose que la couleur même de l’air ; et je ne sais pourquoi quelques physiciens ont défini l’air un fluide invisible[1], inodore, insipide, puisqu’il est certain que l’azur céleste n’est autre chose que la couleur de l’air ; qu’à la vérité il faut une grande épaisseur d’air pour que notre œil s’aperçoive de la couleur de cet élément, mais que néanmoins lorsqu’on regarde de loin des objets sombres, on les voit toujours plus ou moins bleus. Cette observation, que les physiciens n’avaient pas faite sur les ombres et sur les objets sombres vus de loin, n’avait pas échappé aux habiles peintres, et elle doit en effet servir de base à la couleur des objets lointains, qui tous auront une nuance bleuâtre d’autant plus sensible qu’ils seront supposés plus éloignés du point de vue.

On pourra me demander comment cette couleur bleue, qui n’est sensible à notre œil que quand il y a une très grande épaisseur d’air, se marque néanmoins si fortement à quelques pieds de distance au lever et au coucher du soleil ; comment il est possible que cette couleur de l’air, qui est à peine sensible à 10 000 toises de distance, puisse donner à l’ombre noire d’un treillage, qui n’est éloigné de la muraille blanche que de 3 pieds, une couleur du plus beau bleu : c’est en effet de la solution de cette question que dépend l’explication du phénomène. Il est certain que la petite épaisseur d’air, qui n’est que de trois pieds entre le treillage et la muraille, ne peut pas donner à la couleur noire de l’ombre une nuance aussi forte de bleu : si cela était, on verrait à midi et dans tous les autres temps du jour, les ombres bleues comme on les voit au lever et au coucher du soleil. Ainsi cette apparence ne dépend pas uniquement, ni même presque point du tout, de l’épaisseur de l’air entre l’objet et l’ombre. Mais il faut considérer qu’au lever et au coucher du soleil, la lumière de cet astre étant affaiblie à la surface de la terre, autant qu’elle peut l’être par la plus grande obliquité de cet astre, les ombres sont moins denses, c’est-à-dire moins noires dans la même proportion, et qu’en même temps la terre n’étant plus éclairée que par cette faible lumière du soleil qui ne fait qu’en raser la superficie, la masse de l’air qui est plus élevée, et qui par conséquent reçoit encore la lumière du soleil bien moins obliquement, nous renvoie cette lumière, et nous éclaire alors autant et peut-être plus que le soleil. Or, cet air pur et bleu ne peut nous éclairer qu’en nous renvoyant une grande quantité de rayons de sa même couleur bleue ; et lorsque ces rayons bleus, que l’air réfléchit, tomberont sur des objets privés de toute autre couleur comme les ombres, ils les teindront d’une plus ou moins forte nuance de bleu, selon qu’il y aura moins de lumière directe du soleil, et plus de lumière réfléchie de l’atmosphère. Je pourrais ajouter plusieurs autres choses qui viendraient à l’appui de cette explication, mais je

  1. Dictionnaire de Chimie, article de l’Air.