Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 2.pdf/228

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le milieu ; ensuite, en s’éloignant un peu et continuant à regarder toujours fixement, on voit le cadre de rouge foncé se partager en deux dans les quatre côtés, et former une croix d’un rouge aussi foncé ; le carré rouge paraît alors comme une fenêtre traversée dans son milieu par une grosse croisée et quatre panneaux blancs, car le cadre de cette espèce de fenêtre est d’un rouge aussi fort que la croisée ; continuant toujours à regarder avec opiniâtreté, cette apparence change encore, et tout se réduit à un rectangle d’un rouge si foncé, si fort et si vif, qu’il offusque entièrement les yeux ; ce rectangle est de la même hauteur que le carré, mais il n’a pas la sixième partie de sa largeur : ce point est le dernier degré de fatigue que l’œil peut supporter ; et lorsque enfin on détourne l’œil de cet objet, et qu’on le porte sur un autre endroit du fond blanc, on voit, au lieu du carré rouge réel, l’image du rectangle rouge imaginaire, exactement dessinée et d’une couleur verte brillante ; cette impression subsiste fort longtemps, ne se décolore que peu à peu ; elle reste dans l’œil même après l’avoir fermé. Ce que je viens de dire du carré rouge arrive aussi lorsqu’on regarde très longtemps un carré jaune ou noir, ou de toute autre couleur ; on voit de même le cadre jaune ou noir, la croix et le rectangle ; et l’impression qui reste est un rectangle bleu, si on a regardé du jaune ; un rectangle blanc brillant, si on a regardé un carré noir, etc.

J’ai fait faire les expériences que je viens de rapporter à plusieurs personnes : elles ont vu, comme moi, les mêmes couleurs et les mêmes apparences. Un de mes amis m’a assuré, à celle occasion, qu’ayant regardé un jour une éclipse de soleil par un petit trou, il avait porté pendant plus de trois semaines l’image colorée de cet astre sur tous les objets ; que, quand il fixait ses yeux sur du jaune brillant, comme sur une bordure dorée, il voyait une tache pourpre, et sur du bleu, comme sur un toit d’ardoises, une tache verte. J’ai moi-même souvent regardé le soleil, et j’ai vu les mêmes couleurs ; mais, comme je craignais de me faire mal aux yeux en regardant cet astre, j’ai mieux aimé continuer mes expériences sur des étoffes colorées, et j’ai trouvé qu’en effet ces couleurs accidentelles changent en se mêlant avec les couleurs naturelles, et qu’elles suivent les mêmes règles pour les apparences ; car lorsque la couleur verte accidentelle, produite par le rouge naturel, tombe sur un fond rouge brillant, cette couleur verte devient jaune ; si la couleur accidentelle bleue, produite par le jaune vif, tombe sur un fond jaune, elle devient verte ; en sorte que les couleurs qui résultent du mélange de ces couleurs accidentelles avec les couleurs naturelles suivent les mêmes règles et ont les mêmes apparences que les couleurs naturelles dans leur composition et dans leur mélange avec d’autres couleurs naturelles.

Ces observations pourront être de quelque utilité pour la connaissance des incommodités des yeux, qui viennent probablement d’un grand ébranlement causé par l’impression trop vive de la lumière : une de ces incommodités est de voir toujours devant ses yeux des taches colorées, des cercles blancs ou des points noirs comme des mouches qui voltigent. J’ai ouï bien des personnes se plaindre de cette espèce d’incommodité, et j’ai lu dans quelques auteurs de médecine que la goutte sereine est toujours précédée de ces points noirs. Je ne sais pas si leur sentiment est fondé sur l’expérience, car j’ai éprouvé moi-même cette incommodité : j’ai vu des points noirs, pendant plus de trois mois, en si grande quantité que j’en étais fort inquiet ; j’avais apparemment fatigué mes yeux en faisant et en répétant trop souvent les expériences précédentes et en regardant quelquefois le soleil, car les points noirs ont paru dans ce même temps, et je n’en avais jamais vu de ma vie ; mais enfin ils m’incommodaient tellement, surtout lorsque je regardais au grand jour des objets fortement éclairés, que j’étais contraint de détourner les yeux ; le jaune surtout m’était insupportable, et j’ai été obligé de changer des rideaux jaunes dans la chambre que j’habitais et d’en mettre de verts ; j’ai évité de regarder toutes les couleurs trop fortes et tous les objets brillants ; peu à peu le nombre des points noirs a