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vaisseaux seraient bien éclairés, on les verrait du fond de cette galerie obscure dix fois au moins mieux qu’on ne peut les voir en pleine lumière. Or, comme nous l’avons dit, on distingue aisément un homme ou un cheval à une lieue de distance lorsqu’ils sont éclairés des rayons du soleil ; et, en supprimant la lumière intermédiaire qui nous environne et offusque nos yeux, nous les verrions au moins dix fois plus loin, c’est-à-dire à dix lieues : donc on verrait les vaisseaux, qui sont beaucoup plus gros, d’aussi loin que la courbure de la terre le permettrait[1], sans autre instrument que nos yeux.

Mais un miroir concave d’une assez grand diamètre et d’un foyer quelconque, placé au fond d’un long tuyau noirci, ferait pendant le jour à peu près le même effet que nos grands objectifs de même diamètre et de même foyer feraient pendant la nuit, et c’était probablement un de ces miroirs concaves d’acier poli (e ferro sinico) qu’on avait établi au port d’Alexandrie[2] pour voir de loin arriver les vaisseaux grecs. Au reste, si ce miroir d’acier ou de fer poli a réellement existé, comme il y a toute apparence, on ne peut refuser aux anciens la gloire de la première invention des télescopes, car ce miroir de métal poli ne pouvait avoir d’effet qu’autant que la lumière réfléchie par sa surface était recueillie par un autre miroir concave placé à son foyer, et c’est en cela que consiste l’essence du télescope et la facilité de sa construction. Néanmoins, cela n’ôte rien à la gloire du grand Newton, qui, le premier, a ressuscité cette invention entièrement oubliée. Il paraît même que ce sont ses belles découvertes sur la différente réfrangibilité des rayons de la lumière qui l’ont conduit à celle du télescope. Comme les rayons de la lumière sont par leur nature différemment réfrangibles, il était fondé à croire qu’il n’y avait nul moyen de corriger cet effet ; ou s’il a entrevu ces moyens, il les a jugés si difficiles qu’il a mieux aimé tourner ses vues d’un autre côté, et produire, par le moyen de la réflexion des rayons, les grands effets qu’il ne pouvait obtenir par leur réfraction. Il a donc fait construire son télescope, dont l’effet est réellement bien supérieur à celui des lunettes ordinaires ; mais les lunettes achromatiques inventées de nos jours sont aussi supérieures au télescope qu’il l’est aux lunettes ordinaires. Le meilleur télescope est toujours sombre en comparaison de la lunette achromatique, et cette obscurité dans les télescopes ne vient pas seulement du défaut de poli ou de la couleur du métal des miroirs, mais de la nature même de la lumière, dont les rayons, différemment réfrangibles, sont aussi différemment réflexibles, quoique en degrés beaucoup moins inégaux. Il reste donc, pour perfectionner les télescopes autant qu’ils peuvent l’être, à trouver le moyen de compenser cette différente réflexibilité, comme l’on a trouvé celui de compenser la différente réfrangibilité.

Après tout ce qui vient d’être dit, je crois qu’on sentira bien que l’on peut faire une très bonne lunette de jour sans employer ni verres ni miroirs, et simplement en supprimant la lumière environnante au moyen d’un tuyau de 150 ou 200 pieds de long, et en se plaçant dans un lieu obscur où aboutirait l’une des extrémités de ce tuyau : plus la lumière du jour serait vive, plus serait grand l’effet de cette lunette si simple et si facile à exécuter. Je suis persuadé qu’on verrait distinctement à quinze et peut-être vingt lieues les bâtiments et les arbres sur le haut des montagnes. La seule différence qu’il y ait entre

  1. La courbure de la terre pour 1 degré, ou 25 lieues de 2 283 toises, est de 2 988 pieds ; elle croît comme le carré des distances : ainsi, pour 5 lieues, elle est vingt-cinq fois moindre, c’est-à-dire d’environ 120 pieds. Un vaisseau, qui a plus de 120 pieds de mâture, peut donc être vu de cinq lieues étant même au niveau de la mer ; mais si l’on s’élevait de 120 pieds au-dessus du niveau de la mer, on verrait de cinq lieues le corps entier du vaisseau jusqu’à la ligne de l’eau, et, en s’élevant encore davantage, on pourrait apercevoir le haut des mâts de plus de dix lieues.
  2. De temps immémorial les Chinois et surtout les Japonais savent travailler et polir l’acier en grand et en petit volume, et c’est ce qui m’a fait penser qu’on doit interpréter e ferro sinico par acier poli.