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nombre de fois qu’il faut la lumière directe du soleil pour brûler : cette conclusion qui eût été la vraie, selon ses principes, est, comme l’on voit, fort différente de celle qu’il a donnée.

On est maintenant en état de juger si je n’ai pas traité le célèbre Descartes avec tous les égards que mérite son grand nom, lorsque j’ai dit dans mon Mémoire : « Descartes, né pour juger et même pour surpasser Archimède, a prononcé contre lui d’un ton de maître : il a nié la possibilité de l’invention, et son opinion a prévalu sur les témoignages et la croyance de toute l’antiquité. »

Ce que je viens d’exposer suffit pour justifier ces termes que l’on m’a reprochés ; et peut-être même sont-ils trop forts, car Archimède était un très grand génie, et lorsque j’ai dit que Descartes était né pour le juger, et même pour le surpasser, j’ai senti qu’il pouvait bien y avoir un peu de compliment national dans mon expression.

J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur cette matière, mais comme ceci est déjà bien long, quoique j’aie fait tous mes efforts pour être court, je me bornerai pour le fond du sujet à ce que je viens d’exposer ; mais je ne puis me dispenser de parler encore un moment au sujet de l’historique de la chose, afin de satisfaire, par ce seul Mémoire, à toutes les objections et difficultés qu’on m’a faites.

Je ne prétends pas prononcer affirmativement qu’Archimède se soit servi de pareils miroirs au siège de Syracuse, ni même que ce soit lui qui les ait inventés, et je ne les ai appelés les miroirs d’Archimède que parce qu’ils étaient connus sous ce nom depuis plusieurs siècles : les auteurs contemporains et ceux des temps qui suivent celui d’Archimède, et qui sont parvenus jusqu’à nous, ne font pas mention de ces miroirs. Tite-Live, à qui le merveilleux fait tant de plaisir à raconter, n’en parle pas ; Polybe, à l’exactitude de qui les grandes inventions n’auraient pas échappé, puisqu’il entre dans le détail des plus petites, et qu’il décrit très soigneusement les plus légères circonstances du siège de Syracuse, garde un silence profond au sujet de ces miroirs. Plutarque, ce judicieux et grave auteur, qui a rassemblé un si grand nombre de faits particuliers de la vie d’Archimède, parle aussi peu des miroirs que les deux précédents. En voilà plus qu’il n’en faut pour se croire fondé à douter de la vérité de cette histoire ; cependant ce ne sont ici que des témoignages négatifs, et, quoiqu’ils ne soient pas indifférents, ils ne peuvent jamais donner une probabilité équivalente à celle d’un seul témoignage positif.

Galien, qui vivait dans le iie siècle, est le premier qui en ait parle, et après avoir raconté l’histoire d’un homme qui enflamma de loin un monceau de bois résineux, mêlé avec de la fiente de pigeon, il dit que c’est de cette façon qu’Archimède brûla les vaisseaux des Romains ; mais comme il ne décrit pas ce moyen de brûler de loin, et que son expression peut signifier aussi bien un feu qu’on aurait lancé à la main, ou par quelque machine, qu’une lumière réfléchie par un miroir, son témoignage n’est pas assez clair pour qu’on puisse en rien conclure d’affirmatif : cependant on doit présumer, et même avec une grande probabilité, qu’il ne rapporte l’histoire de cet homme qui brûla au loin, que parce qu’il le fit d’une manière singulière, et que s’il n’eût brûlé qu’en lançant le feu à la main, ou en le jetant par le moyen d’une machine, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire dans cette façon d’enflammer, rien par conséquent qui fût digne de remarque et qui méritât d’être rapporté et comparé à ce qu’avait fait Archimède, et dès lors Galien n’en eût pas fait mention.

On a aussi des témoignages semblables de deux ou trois autres auteurs du iiie siècle, qui disent seulement qu’Archimède brûla de loin les vaisseaux des Romains, sans expliquer les moyens dont il se servit ; mais les témoignages des auteurs du xiie siècle ne sont point équivoques, et surtout ceux de Zonaras et de Tzetzès que j’ai cités, c’est-à-dire ils nous font voir clairement que cette invention était connue des anciens, car la description qu’en fait ce dernier auteur, suppose nécessairement ou qu’il eût trouvé lui-même le moyen de