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c’est exiger qu’on nous dise la raison pourquoi toute la matière s’attire[NdÉ 1]. Or ne nous suffit-il pas de savoir que réellement toute la matière s’attire, et n’est-il pas aisé de concevoir que cet effet étant général, nous n’avons nul moyen de le comparer, et par conséquent nulle espérance d’en connaître jamais la cause ou la raison. Si l’effet, au contraire, était particulier comme celui de l’attraction de l’aimant et du fer, on doit espérer d’en trouver la cause, parce qu’on peut le comparer à d’autres effets particuliers, ou le ramener à l’effet général. Ceux qui exigent qu’on leur donne la raison d’un effet général ne connaissent ni l’étendue de la nature, ni les limites de l’esprit humain : demander pourquoi la matière est étendue, pesante, impénétrable, sont moins des questions que des propos mal conçus, et auxquels on ne doit aucune réponse. Il en est de même de toute propriété particulière lorsqu’elle est essentielle à la chose : demander, par exemple, pourquoi le rouge est rouge serait une interrogation puérile à laquelle on ne doit pas répondre. Le philosophe est tout près de l’enfant lorsqu’il fait de semblables demandes, et autant on peut les pardonner à la curiosité non réfléchie du dernier, autant le premier doit les rejeter et les exclure de ses idées.

Puis donc que la force d’attraction et la force d’expansion sont deux effets généraux, on ne doit pas nous en demander les causes ; il suffit qu’ils soient généraux et tous deux réels, tous deux bien constatés, pour que nous devions les prendre eux-mêmes pour causes des effets particuliers ; et l’impulsion est un de ces effets qu’on ne doit pas regarder comme une cause générale connue ou démontrée par le rapport de nos sens, puisque nous avons prouvé que cette force d’impulsion ne peut exister ni agir qu’au moyen de l’attraction, qui ne tombe point sous nos sens. Rien n’est plus évident, disent certains philosophes, que la communication du mouvement par l’impulsion, il suffit qu’un corps en choque un autre pour que cet effet suive ; mais dans ce sens même la cause de l’attraction n’est-elle pas encore plus évidente et plus générale, puisqu’il suffit d’abandonner un corps pour qu’il tombe et prenne du mouvement sans choc ? Le mouvement appartient donc, dans tous les cas, encore plus à l’attraction qu’à l’impulsion.

Cette première réduction étant faite, il serait peut-être possible d’en faire une seconde et de ramener la puissance même de l’expansion à celle de l’attraction, en sorte que toutes les forces de la matière dépendraient d’une seule force primitive : du moins cette idée me paraîtrait bien digne de la sublime simplicité du plan sur lequel opère la nature. Or ne pouvons-nous pas concevoir que cette attraction se change en répulsion toutes les fois que les corps s’approchent d’assez près pour éprouver un frottement ou un choc des uns contre les autres ? L’impénétrabilité qu’on ne doit pas regarder comme une force, mais comme une résistance essentielle à la matière, ne permettant pas que deux corps puissent occuper le même espace, que doit-il arriver lorsque deux molécules, qui s’attirent d’autant plus puissamment qu’elles s’approchent de plus près, viennent tout à coup se heurter ? Cette résistance invincible de l’impénétrabilité ne devient-elle pas alors une force active ou plutôt réactive, qui, dans le contact, repousse les corps avec autant de vitesse qu’ils en avaient acquis au moment de se toucher ? et dès lors la force expansive ne sera point une force particulière opposée à la force attractive, mais un effet qui en dérive et qui se manifeste toutes les fois que les corps se choquent ou frottent les uns contre les autres.

J’avoue qu’il faut supposer dans chaque molécule de matière, dans chaque atome quelconque un ressort parfait pour concevoir clairement comment s’opère ce changement de l’attraction en répulsion ; mais cela même nous est assez indiqué par les faits : plus la matière s’atténue et plus elle prend du ressort ; la terre et l’eau, qui en sont les agrégats

  1. On a cherché de nos jours, l’explication de l’attraction dans les phénomènes dont l’éther est le siège. (Voyez mon Introduction.) [Note de Wikisource : Les expériences de Michelson et Morlay ont définitivement établi l’inexistence de l’éther. Depuis Einstein, on conçoit l’attraction gravitationnelle comme une déformation de l’espace et du temps causée par tout corps ayant une masse ; par déformation, il faut entendre que la présence d’un corps massif déforme la géométrie au point que le chemin le plus court entre deux points n’est plus nécessairement le segment de droite.]