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dans les bâtiments et dans la construction des vaisseaux, il en faudrait les trois quarts moins, et l’on aurait encore un quart de solidité de plus.

Par de semblables expériences, et en faisant malléer une fois, deux fois, trois fois des verges de fer de différentes grosseurs, on pourrait s’assurer du maximum de la force du fer, combiner d’une matière certaine la légèreté des armes avec leur solidité, ménager la matière dans les autres ouvrages sans craindre la rupture, en un mot, travailler ce métal sur des principes uniformes et constants. Ces expériences sont le seul moyen de perfectionner l’art de la manipulation du fer ; l’État en tirerait de très grands avantages, car il ne faut pas croire que la qualité du fer dépende de celle de la mine, que, par exemple, le fer d’Angleterre, ou d’Allemagne, ou de Suède soit meilleur que celui de France ; que le fer de Berri soit plus doux que celui de Bourgogne : la nature des mines n’y fait rien ; c’est la manière de les traiter qui fait tout, et ce que je puis assurer pour l’avoir vu par moi-même, c’est qu’en malléant beaucoup et chauffant peu, on donne au fer plus de force, et qu’on approche de ce maximum dont je ne puis que recommander la recherche, et auquel on peut arriver par les expériences que je viens d’indiquer.

Dans les boulets que j’ai soumis plusieurs fois à l’épreuve du plus grand feu, j’ai vu que le fer perd de son poids et de sa force d’autant plus qu’on le chauffe plus souvent et plus longtemps ; sa substance se décompose, sa qualité s’altère, et enfin il dégénère en une espèce de mâchefer ou de matière poreuse, légère, qui se réduit en une sorte de chaux par la violence et la longue application du feu : le mâchefer commun est d’une autre espèce, et, quoique vulgairement on croie que le mâchefer ne provient et même ne peut provenir que du fer, j’ai la preuve du contraire. Le mâchefer est, à la vérité, une matière produite par le feu, mais, pour le former, il n’est pas nécessaire d’employer du fer ni aucun autre métal : avec du bois et du charbon brûlé et poussé à un feu violent, on obtiendra du mâchefer en assez grande quantité ; et si l’on prétend que ce mâchefer ne vient que du fer contenu dans le bois (parce que tous les végétaux en contiennent plus ou moins), je demande pourquoi l’on ne peut pas en tirer du fer même une plus grande quantité qu’on en tire du bois, dont la substance est si différente de celle du fer. Dès que ce fait me fut connu par l’expérience, il me fournit l’intelligence d’un autre fait qui m’avait paru inexplicable jusqu’alors. On trouve dans les terres élevées, et surtout dans des forêts où il n’y a ni rivières ni ruisseaux, et où par conséquent il n’y a jamais eu de forges, non plus qu’aucun indice de volcans ou de feux souterrains ; on trouve, dis-je, souvent de gros blocs de mâchefer que deux hommes auraient peine à enlever : j’en ai vu pour la première fois en 1745, à Montigny-l’Encoupe, dans les forêts de M. de Trudaine : j’en ai fait chercher et trouvé depuis dans nos bois de Bourgogne, qui sont encore plus éloignés de l’eau que ceux de Montigny ; on en a trouvé en plusieurs endroits : les petits morceaux m’ont paru provenir de quelques fourneaux de charbon qu’on aura laissés brûler, mais les gros ne peuvent venir que d’un incendie dans la forêt lorsqu’elle était en pleine venue, et que les arbres y étaient assez voisins pour produire un feu très violent et très longtemps nourri.

Le mâchefer qu’on peut regarder comme un résidu de la combustion du bois, contient du fer ; et l’on verra, dans un autre Mémoire, les expériences que j’ai faites pour reconnaître par ce résidu la quantité de fer qui entre dans la composition des végétaux. Et cette terre morte ou cette chaux dans laquelle le fer se réduit par la trop longue action du feu, ne m’a pas paru contenir plus de fer que le mâchefer du bois, ce qui semble prouver que le fer est comme le bois une matière combustible que le feu peut également dévorer en l’appliquant seulement plus violemment et plus longtemps. Pline dit, avec grande raison, ferrum accensum igni, nisi duretur ictibus, corrumpitur[1]. On en sera

  1. Hist. nat., lib. XXXIV, cap. XV.