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» Il y a deux choses fort singulières à remarquer dans ces expérience : 1o il passe pour constant, parmi les chimistes qui ont traité le platine, que l’eau forte ou l’esprit de nitre n’a aucune action sur lui ; cependant, comme on vient de le voir, il s’en dissout assez, quoique sans effervescence, pour donner du bleu de Prusse lorsqu’on y ajoute de la liqueur alcaline phlogistiquée et saturée de la matière colorante, qui, comme on sait, précipite le fer en bleu de Prusse

» 2o Le platine, qui n’est pas sensible à l’aimant, n’en contient pas moins du fer, puisque l’esprit de nitre en dissout assez, sans occasionner d’effervescence, pour former du bleu de Prusse.

» D’où il s’ensuit que cette substance que les chimistes modernes, peut-être trop avides du merveilleux et de vouloir donner du nouveau, regardent comme un huitième métal, pourrait bien n’être, comme je l’ai dit, qu’un mélange d’or et de fer.

» Il reste sans doute bien des expériences à faire pour pouvoir déterminer comment ce mélange a pu avoir lieu ; si c’est l’ouvrage de la nature et comment ; ou si c’est le produit de quelque volcan, ou simplement le produit des travaux que les Espagnols ont fait dans le nouveau monde pour retirer l’or du Pérou ; je ferai mention par la suite de mes conjectures là-dessus.

» Si l’on frotte du platine naturel sur un linge blanc, il le noircit comme pourrait le faire le mâchefer ordinaire, ce qui m’a fait soupçonner que ce sont les parties de fer réduit en mâchefer qui se trouve dans le platine qui donnent cette couleur, et qui ne sont dans cet état que pour avoir éprouvé l’action d’un feu violent. D’ailleurs, ayant examiné une seconde fois le platine avec ma loupe, j’y aperçus différents globules de mercure coulant, ce qui me fit imaginer que le platine pourrait bien être un produit de la main des hommes, et voici comment :

» Le platine, à ce qu’on m’a dit, se tire des mines les plus anciennes du Pérou, que les Espagnols ont exploitées après la conquête du nouveau monde : dans ces temps reculés on ne connaissait guère que deux manières d’extraire l’or des sables qui le contenaient : 1o par l’amalgame du mercure ; 2o par le départ à sec : on triturait le sable aurifère avec du mercure, et lorsqu’on jugeait qu’il s’était chargé de la plus grande partie de l’or, on rejetait le sable, qu’on nommait crasse, comme inutile et de nulle valeur.

» Le départ à sec se faisait avec aussi peu d’intelligence : pour y vaquer, on commençait par minéraliser les métaux aurifères par le moyen du soufre qui n’a point d’action sur l’or, dont la pesanteur spécifique est plus grande que celle des autres métaux ; mais pour faciliter sa précipitation on ajoute du fer en limaille qui s’empare du soufre surabondant, méthode qu’on suit encore aujourd’hui[1]. La force du feu vitrifie une partie du fer ; l’autre se combine avec une petite portion d’or et même d’argent qui le mêle avec les scories, d’où on ne peut le retirer que par plusieurs fontes, et sans être bien instruit des intermèdes convenables que les docimasistes emploient. La chimie, qui s’est perfectionnée de nos jours, donne à la vérité les moyens de retirer cet or et cet argent en plus grande partie ; mais dans le temps où les Espagnols exploitaient les mines du Pérou, ils ignoraient sans doute l’art de traiter les mines avec le plus grand profit ; et d’ailleurs ils avaient de si grandes richesses à leur disposition qu’ils négligeaient vraisemblablement les moyens qui leur auraient coûté de la peine, des soins et du temps ; ainsi il y a apparence qu’ils se contentaient d’une première et jetaient les scories comme inutiles, ainsi que le sable qui avait passé par le mercure, peut-être même ne faisaient-ils qu’un tas de ces deux mélanges qu’ils regardaient comme de nulle valeur.

  1. Voyez les Éléments docimastiques de Cramer ; l’Art de traiter les mines, par Schulter, Schindeler, etc.