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des monuments et la considération des ouvrages de la nature : j’en donnerai le détail et les dates dans les époques qui vont suivre celle-ci, et l’on verra que, bien loin d’avoir augmenté sans nécessité la durée du temps, je l’ai peut-être beaucoup trop raccourcie[NdÉ 1].

Et pourquoi l’esprit humain semble-t-il se perdre dans l’espace de la durée plutôt que dans celui de l’étendue, ou dans la considération des mesures, des poids et des nombres ? Pourquoi cent mille ans sont-ils plus difficiles à concevoir et à compter que cent mille livres de monnaie ? Serait-ce parce que la somme du temps ne peut se palper ni se réaliser en espèces visibles, ou plutôt n’est-ce pas qu’étant accoutumés par notre trop courte existence à regarder cent ans comme une grosse somme de temps, nous avons peine à nous former une idée de mille ans, et ne pouvons plus nous représenter dix mille ans, ni même en concevoir cent mille ? Le seul moyen est de diviser en plusieurs parties ces longues périodes de temps, de comparer par la vue de l’esprit la durée de chacune de ces parties avec les grands effets, et surtout avec les constructions de la nature, se faire des aperçus sur le nombre des siècles qu’il a fallu pour produire tous les animaux à coquilles dont la terre est remplie, ensuite sur le nombre encore plus grand des siècles qui se sont écoulés pour le transport et le dépôt de ces coquilles et de leurs détriments, enfin sur le nombre des autres siècles subséquents, nécessaires à la pétrification et au desséchement de ces matières ; et dès lors on sentira que cette énorme durée de soixante-quinze mille ans, que j’ai comptée depuis la formation de la terre jusqu’à son état actuel, n’est pas encore assez étendue pour tous les grands ouvrages de la nature, dont la construction nous démontre qu’ils n’ont pu se faire que par une succession lente de mouvements réglés et constants.

Pour rendre cet aperçu plus sensible, donnons un exemple : cherchons combien il a fallu de temps pour la construction d’une colline d’argile de mille toises de hauteur. Les sédiments successifs des eaux ont formé toutes les couches dont la colline est composée depuis la base jusqu’à son sommet. Or, nous pouvons juger du dépôt successif et journalier des eaux par les feuillets des ardoises ; ils sont si minces qu’on peut en compter une douzaine dans une ligne d’épaisseur. Supposons donc que chaque marée dépose un sédiment d’un douzième de ligne d’épaisseur, c’est-à-dire d’un sixième de ligne chaque jour, le dépôt augmentera d’une ligne en six jours, de six lignes en trente-six jours, et par conséquent d’environ cinq pouces en un an, ce qui donne plus de quatorze mille ans pour le temps nécessaire à la composition d’une colline de glaise de mille toises de hauteur ; ce temps paraîtra même trop court, si on le compare avec ce qui se passe sous nos yeux sur certains rivages de la mer où elle dépose des limons et des argiles, comme

  1. Elle est non pas « peut-être », mais « certainement beaucoup trop raccourcie ».