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zone froide fût alors aussi chaude que l’est aujourd’hui notre zone torride[NdÉ 1] : car il n’est pas possible que la forme constitutive, ou si l’on veut l’habitude réelle du corps des animaux, qui est ce qu’il y a de plus fixe dans la nature, ait pu changer au point de donner le tempérament du renne à l’éléphant, ni de supposer que jamais ces animaux du Midi, qui ont besoin d’une grande chaleur pour subsister, eussent pu vivre et se multiplier dans les terres du Nord, si la température du climat eût été aussi froide qu’elle l’est aujourd’hui. M. Gmelin, qui a parcouru la Sibérie et qui a ramassé lui-même plusieurs ossements d’éléphant dans ces terres septentrionales, cherche à rendre raison du fait en supposant que de grandes inondations survenues dans les terres méridionales ont chassé les éléphants vers les contrées du Nord, où ils auront tous péri à la fois par la rigueur du climat. Mais cette cause supposée n’est pas proportionnelle à l’effet : on a peut-être déjà tiré du Nord plus d’ivoire que tous les éléphants des Indes actuellement vivants n’en pourraient fournir ; on en tirera bien davantage avec le temps, lorsque ces vastes déserts du Nord, qui sont à peine reconnus, seront peuplés, et que les terres en seront remuées et fouillées par les mains de l’homme. D’ailleurs il serait bien étrange que ces animaux eussent pris la route qui convenait le moins à leur nature, puisqu’en les supposant poussés par des inondations du Midi, il leur restait deux fuites naturelles vers l’Orient et l’Occident ; et pourquoi fuir jusqu’au soixantième degré du Nord lorsqu’ils pouvaient s’arrêter en chemin ou s’écarter à côté dans des terres plus heureuses ? Et comment concevoir que, par une inondation des mers méridionales, ils aient été chassés à mille lieues dans notre continent, et à plus de trois mille lieues dans l’autre ? Il est impossible qu’un débordement de la mer des grandes Indes aient envoyé des éléphants en Canada ni même en Sibérie, et il est également impossible qu’ils y soient arrivés en nombre aussi grand que l’indiquent leurs dépouilles.

Étant peu satisfait de cette explication, j’ai pensé qu’on pouvait en donner une autre plus plausible et qui s’accorde parfaitement avec ma théorie de la terre. Mais avant de la présenter, j’observerai, pour prévenir toutes difficultés : 1o  que l’ivoire qu’on trouve en Sibérie et en Canada est certainement de l’ivoire d’éléphant, et non pas de l’ivoire de morse ou vache marine, comme quelques voyageurs l’ont prétendu ; on trouve aussi dans les terres septentrionales de l’ivoire fossile de morse, mais il est différent de celui de l’éléphant, et il est facile de les distinguer par la comparaison de leur texture intérieure. Les défenses, les dents mâchelières, les omoplates, les fémurs et les autres ossements trouvés dans les terres du Nord, sont certainement des

  1. Un grand nombre d’observations paléontologiques et géologiques prouvent que pendant les périodes reculées de l’histoire de notre globe, les régions polaires jouissaient d’une température beaucoup plus élevée que de nos jours. En admettant même que le mammouth fût, comme l’ont affirmé certains paléontologistes, organisé pour vivre dans un climat froid, on a découvert en Sibérie de nombreux végétaux, mollusques, etc., qui ne peuvent vivre que dans des climats chauds. (Voyez mon Introduction.)