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des fardeaux énormes, dans un degré de froid si multiplié et d’eau si pure, que ces glaces, dis-je, étaient d’une matière si dense et si purgée d’air que de petits glaçons exposés au soleil le plus ardent dans la plaine, pendant un jour entier, s’y fondaient à peine.

Quoique la masse de ces glacières fonde en partie tous les ans dans les trois mois de l’été, que les pluies, les vents et la chaleur, plus actifs dans certaines années, détruisent les progrès que les glaces ont faits pendant plusieurs autres années, cependant il est prouvé que ces glacières prennent un accroissement constant et qu’elles s’étendent ; les annales du pays le prouvent ; des actes authentiques le démontrent, et la tradition est invariable sur ce sujet. Indépendamment de ces autorités et des observations journalières, cette progression des glacières est prouvée par des forêts de mélèzes qui ont été absorbées par les glaces, et dont la cime de quelques-uns de ces arbres surpasse encore la surface des glacières ; ce sont des témoins irréprochables qui attestent le progrès des glacières, ainsi que le haut des clochers d’un village qui a été englouti sous les neiges, et que l’on aperçoit lorsqu’il se fait des fontes extraordinaires. Cette progression des glacières ne peut avoir d’autre cause que l’augmentation de l’intensité du froid, qui s’accroît, dans les montagnes glacées, en raison des masses de glaces ; et il est prouvé que dans les glacières de Suisse le froid est aujourd’hui plus vif, mais moins long que dans l’Islande, dont les glacières, ainsi que celles de Norvège, ont beaucoup de rapport avec celles de la Suisse.

Le massif des montagnes glacées de la Suisse est composé comme celui de toutes les hautes montagnes : le noyau est une roche vitreuse qui s’étend jusqu’à leur sommet ; la partie au-dessous, à commencer du point où elles ont été couvertes des eaux de la mer, est composée en revêtement de pierre calcaire, ainsi que tout le massif des montagnes d’un ordre inférieur, qui sont groupées sur la base des montagnes primitives de ces glacières ; enfin ces masses calcaires ont pour base des schistes produits par le dépôt du limon des eaux.

Les masses vitreuses sont des rocs vifs, des granits, des quartz ; leurs fentes sont remplies de métaux, de demi-métaux, de substances minérales et de cristaux.

Les masses calcinables sont des pierres à chaux, des marbres de toutes les espèces en couleurs et variétés, des craies, des gypses, des spaths et des albâtres, etc.

Les masses schisteuses sont des ardoises de différentes qualités et couleur, qui contiennent des plantes et des poissons, et qui sont souvent posées à des hauteurs assez considérables : leur lit n’est pas toujours horizontal ; il est souvent incliné, même sinueux et perpendiculaire en quelques endroits.

L’on ne peut révoquer en doute l’ancien séjour des eaux de la mer sur les montagnes qui forment aujourd’hui ces glacières ; l’immense quantité de coquilles qu’on y trouve l’atteste, ainsi que les ardoises et les autres pierres de ce genre. Les coquilles y sont ou distribuées par familles, ou bien elles sont les unes avec les autres, et l’on y en trouve de très grandes hauteurs.

Il y a lieu de penser que ces montagnes n’ont pas formé des glacières continues dans la haute antiquité, pas même depuis que les eaux de la mer les ont abandonnées, quoiqu’il paraisse par leur très grand éloignement des mers, qui est de près de cent lieues, et par leur excessive hauteur, qu’elles ont été les premières qui sont sorties des eaux sur le continent de l’Europe. Elles ont eu anciennement leurs volcans ; il parait que le dernier qui s’est éteint était celui de la montagne de Myssenberg, dans le canton de Schwitz : ces deux principaux sommets, qui sont très hauts et isolés, sont terminés coniquement, comme toutes les bouches de volcan ; et l’on voit encore le cratère de l’un de ces cônes, qui est creusé à une très grande profondeur.

M. Bourrit, qui eut le courage de faire un grand nombre de courses dans les glacières de Savoie, dit « qu’on ne peut douter de l’accroissement de toutes les glacières des Alpes ; que la quantité de neige qui est tombée pendant les hivers l’a emporté sur la quantité