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reste de population et de commerce dans ce climat glacé. Les terres du nord autrefois assez chaudes pour faire multiplier les éléphants et les hippopotames, s’étant déjà refroidies au point de ne pouvoir nourrir que des ours blancs et des rennes, seront dans quelques milliers d’années entièrement dénuées et désertes par les seuls effets du refroidissement. Il y a même de très fortes raisons qui me portent à croire que la région de notre pôle qui n’a pas été reconnue ne le sera jamais : car ce refroidissement glacial me paraît s’être emparé du pôle jusqu’à la distance de sept ou huit degrés, et il est plus que probable que toute cette plage polaire, autrefois terre ou mer, n’est aujourd’hui que glace. Et si cette présomption est fondée, le circuit et l’étendue de ces glaces, loin de diminuer, ne pourront qu’augmenter avec le refroidissement de la terre.

Or, si nous considérons ce qui se passe sur les hautes montagnes, même dans nos climats, nous y trouverons une nouvelle preuve démonstrative de la réalité de ce refroidissement et nous en tirerons en même temps une comparaison qui me paraît frappante. On trouve au-dessus des Alpes, dans une longueur de plus de soixante lieues sur vingt, et même trente de largeur en certains endroits, depuis les montagnes de la Savoie et du canton de Berne jusqu’à celles du Tyrol, une étendue immense et presque continue de vallées, de plaines et d’éminences de glaces, la plupart sans mélange d’aucune autre matière et presque toutes permanentes et qui ne fondent jamais en entier. Ces grandes plages de glace, loin de diminuer dans leur circuit, augmentent et s’étendent de plus en plus ; elles gagnent de l’espace sur les terres voisines et plus basses ; ce fait est démontré par les cimes des grands arbres et même par une pointe de clocher, qui sont enveloppés dans ces masses de glaces, et qui ne paraissent que dans certains étés très chauds, pendant lesquels ces glaces diminuent de quelques pieds de hauteur ; mais la masse intérieure, qui dans certains endroits est épaisse de cent toises, ne s’est pas fondue de mémoire d’homme[1]. Il est donc évident que ces forêts et ce clocher enfouis dans ces glaces épaisses et permanentes étaient ci-devant situés dans des terres découvertes, habitées, et par conséquent moins refroidies qu’elles ne le sont aujourd’hui ; il est de même très certain que cette augmentation successive de glaces ne peut être attribuée à l’augmentation de la quantité de vapeurs aqueuses, puisque tous les sommets des montagnes qui surmontent ces glacières ne se sont point élevés, et se sont au contraire abaissés avec le temps et par la chute d’une infinité de rochers et de masses en débris qui ont roulé, soit au fond des glacières, soit dans les vallées inférieures. Dès lors l’agrandissement de ces contrées de glace est déjà et sera dans la suite la preuve la plus palpable du refroidissement successif de la terre, duquel il est plus aisé de saisir les degrés dans ces

  1. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.