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formèrent avec un bruit sourd, semblable à celui que fait l’eau en coulant dans des canaux souterrains ; ce bruit s’accrut peu à peu, et ressemblait au sifflement que font les cordages d’un vaisseau lorsqu’un vent impétueux s’y mêle. Nous remarquâmes d’abord l’eau qui bouillonnait et qui s’élevait au-dessus de la surface de la mer d’environ un pied et demi ; il paraissait au-dessus de ce bouillonnement un brouillard, ou plutôt une fumée épaisse d’une couleur pâle, et cette fumée formait une espèce de canal qui montait à la nue.

» Les canaux ou manches de ces trombes se pliaient selon que le vent emportait les nues auxquelles ils étaient attachés, et malgré l’impulsion du vent, non seulement ils ne se détachaient pas, mais encore il semblait qu’ils allongeassent pour les suivre, en s’étrécissant et se grossissant à mesure que le nuage s’élevait ou se baissait.

» Ces phénomènes nous causèrent beaucoup de frayeur, et nos matelots, au lieu de s’enhardir, fomentaient leur peur par les contes qu’ils débitaient. Si ces trombes, disaient-ils, viennent à tomber sur notre vaisseau elles l’enlèveront, et le laissant ensuite retomber, elles le submergeront ; d’autres (et ceux-ci étaient les officiers) répondaient d’un ton décisif qu’elles n’enlèveraient pas le vaisseau, mais que venant à le rencontrer sur leur route, cet obstacle romprait la communication qu’elles avaient avec l’eau de la mer, et qu’étant pleines d’eau, toute l’eau qu’elles renfermaient tomberait perpendiculairement sur le tillac du vaisseau et le briserait.

» Pour prévenir ce malheur on amena les voiles et on chargea le canon, les gens de mer prétendant que le bruit du canon agitant l’air, fait crever les trombes et les dissipe ; mais nous n’eûmes pas besoin de recourir à ce remède ; quand elles eurent couru pendant dix minutes autour du vaisseau, les unes à un quart de lieue, les autres à une moindre distance, nous vîmes que les canaux s’étrécissaient peu à peu, qu’ils se détachèrent de la superficie de la mer, et qu’enfin ils se dissipèrent. » (T. Ier, p. 191.)

Il paraît, par la description que ces deux voyageurs donnent des trombes, qu’elles sont produites, au moins en partie, par l’action d’un feu ou d’une fumée qui s’élève du fond de la mer avec une grande violence, et qu’elles sont fort différentes de l’autre espèce de trombe qui est produite par l’action des vents contraires, et par la compression forcée et la résolution subite d’un ou de plusieurs nuages, comme le décrit M. Shaw (t. II, p. 56) : « Les trombes, dit-il, que j’ai eu occasion de voir m’ont paru autant de cylindres d’eau qui tombaient des nuées, quoique par la réflexion des colonnes qui descendent ou par les gouttes qui se détachent de l’eau qu’elles contiennent et qui tombent, il semble quelquefois, surtout quand on en est à quelque distance, que l’eau s’élève de la mer en haut. Pour rendre raison de ce phénomène on peut supposer que les nuées étant assemblées dans un même endroit par des vents opposés, ils les obligent, en les pressant avec violence, de se condenser et de descendre en tourbillons. »

Il reste beaucoup de faits à acquérir avant qu’on puisse donner une explication complète de ces phénomènes ; il me paraît seulement que, s’il y a sous les eaux de la mer des terrains mêlés de soufre, de bitume et de minéraux, comme l’on n’en peut guère douter, on peut concevoir que, ces matières venant à s’enflammer, produisent une grande quantité d’air[1], comme en produit la poudre à canon ; que cette quantité d’air, nouvellement généré et prodigieusement raréfié, s’échappe et monte avec rapidité, ce qui doit élever l’eau et peut produire ces trombes qui s’élèvent de la mer vers le ciel ; et de même, si, par l’inflammation des matières sulfureuses que contient un nuage, il se forme un courant d’air qui descende perpendiculairement du nuage vers la mer, toutes les parties aqueuses que contient le nuage peuvent suivre le courant d’air et former une trombe qui tombe du ciel sur la mer ; mais il faut avouer que l’explication de cette espèce de trombe

  1. Voyez l’Analyse de l’air de M. Hales, et le Traité de l’artillerie de M. Robins.