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et du poids des eaux supérieures que de la pente ; et, lorsqu’on veut creuser le lit d’un fleuve ou celui d’un égout, etc., il ne faut pas distribuer la pente également sur toute la longueur ; il est nécessaire, pour donner plus de vitesse à l’eau, de faire la pente beaucoup plus forte au commencement qu’à l’embouchure, où elle doit être presque insensible, comme nous le voyons dans les fleuves : lorsqu’ils approchent de leur embouchure, la pente est presque nulle, et cependant ils ne laissent pas de conserver une rapidité d’autant plus grande que le fleuve a plus d’eau, en sorte que, dans les grandes rivières, quand même le terrain serait de niveau, l’eau ne laisserait pas de couler, et même de couler rapidement, non seulement par la vitesse acquise[1], mais encore par l’action et le poids des eaux supérieures. Pour mieux faire sentir la vérité de ce que je viens de dire, supposons que la partie de la Seine qui est entre le Pont-Neuf et le pont Royal fût parfaitement de niveau, et que partout elle eût dix pieds de profondeur ; imaginons pour un instant que tout d’un coup on pût mettre à sec le lit de la rivière au-dessous du pont Royal et au-dessus du Pont-Neuf ; alors l’eau qui serait entre ces deux ponts, quoique nous l’ayons supposée parfaitement de niveau, coulera des deux côtés en haut et en bas, et continuera de couler jusqu’à ce qu’elle se soit épuisée ; car quoiqu’elle soit de niveau, comme elle est chargée d’un poids de dix pieds d’épaisseur d’eau, elle coulera des deux côtés avec une vitesse proportionnelle à ce poids, et cette vitesse diminuant toujours à mesure que la quantité d’eau diminuera, elle ne cessera de couler que quand elle aura baissé jusqu’au niveau du fond : le poids de l’eau contribue donc beaucoup à la vitesse de l’eau, et c’est pour cette raison que la plus grande vitesse du courant n’est ni à la surface de l’eau, ni au fond, mais à peu près dans le milieu de la hauteur de l’eau, parce qu’elle est produite par l’action du poids de l’eau qui est à la surface, et par la réaction du fond. Il y a même quelque chose de plus, c’est que, si un fleuve avait acquis une très grande vitesse, il pourrait non seulement la conserver en traversant un terrain de niveau, mais même il serait en état de surmonter une éminence sans se répandre beaucoup des deux côtés, ou du moins sans causer une grande inondation.

On serait porté à croire que les ponts, les levées et les autres obstacles qu’on établit sur les rivières diminuent considérablement la vitesse totale du cours de l’eau ; cependant cela n’y fait qu’une très petite différence. L’eau s’élève à la rencontre de l’avant-bec d’un pont ; cette élévation fait qu’elle agit davantage par son poids, ce qui augmente la vitesse du courant entre les piles, d’autant plus que les piles sont plus larges et les arches plus étroites, en sorte que le retardement que ces obstacles causent à la vitesse totale du cours de l’eau est presque insensible. Les coudes, les sinuosités, les terres avancées, les îles ne diminuent aussi que très peu la vitesse totale du cours de l’eau : ce qui produit une diminution très considérable dans cette vitesse, c’est l’abaissement des eaux, comme au contraire l’augmentation du volume d’eau augmente cette vitesse plus qu’aucune autre cause.

Si les fleuves étaient toujours à peu près également pleins, le meilleur moyen de diminuer la vitesse de l’eau et de les contenir serait d’en élargir le canal ; mais, comme presque tous les fleuves sont sujets à grossir et à diminuer beaucoup, il faut, au contraire pour les contenir, rétrécir leur canal, parce que, dans les basses eaux, si le canal est fort

  1. C’est faute d’avoir fait ces réflexions que M. Kuhn dit que la source du Danube est au moins de deux milles d’Allemagne plus élevée que son embouchure ; que la mer Méditerranée est de 6 3/4 milles d’Allemagne plus basse que les sources du Nil ; que la mer Atlantique est plus basse d’un demi-mille que la Méditerranée, etc., ce qui est absolument contraire à la vérité ; au reste le principe faux dont M. Kuhn tire toutes ces conséquences n’est pas la seule erreur qui se trouve dans cette pièce sur l’origine des fontaines, qui a remporté le prix de l’Académie de Bordeaux en 1741.