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du courant de l’eau du fleuve ; ce remous fait un contre-courant d’autant plus sensible que la marée est plus forte ; l’autre espèce de remous n’a pour cause qu’une force morte, comme est celle d’un obstacle, d’une avance de terre, d’une île dans la rivière, etc. ; quoique ce remous n’occasionne pas ordinairement un contre-courant bien sensible, il l’est cependant assez pour être reconnu, et même pour fatiguer les conducteurs de bateaux sur les rivières ; si cette espèce de remous ne fait pas toujours un contre-courant, il produit nécessairement ce que les gens de rivière appellent une morte, c’est-à-dire des eaux mortes qui ne coulent pas comme le reste de la rivière, mais qui tournoient de façon que, quand les bateaux y sont entraînés, il faut employer beaucoup de force pour les en faire sortir. Ces eaux mortes sont fort sensibles, dans toutes les rivières rapides, au passage des ponts : la vitesse de l’eau augmente, comme l’on sait, à proportion que le diamètre des canaux par où elle passe diminue, la force qui la pousse étant supposée la même ; la vitesse d’une rivière augmente donc, au passage d’un pont, dans la raison inverse de la somme de la largeur des arches à la largeur totale de la rivière, et encore faut-il augmenter cette raison de celle de la longueur des arches, ou, ce qui est le même, de la largeur du pont ; l’augmentation de la vitesse de l’eau étant donc très considérable en sortant de l’arche du pont, celle qui est à côté du courant est poussée latéralement et de côté contre les bords de la rivière, et par cette réaction il se forme un mouvement de tournoiement quelquefois très fort. Lorsqu’on passe sous le pont Saint-Esprit, les conducteurs sont forcés d’avoir une grande attention à ne pas perdre le fil du courant de l’eau, même après avoir passé le pont ; car, s’ils laissaient écarter le bateau à droite ou à gauche, on serait porté contre le rivage avec danger de périr, ou tout au moins on serait entraîné dans le tournoiement des eaux mortes, d’où l’on ne pourrait sortir qu’avec beaucoup de peine. Lorsque ce tournoiement, causé par le mouvement du courant et par le mouvement opposé du remous, est fort considérable, cela forme une espèce de petit gouffre ; et l’on voit souvent, dans les rivières rapides, à la chute de l’eau, au delà des arrière-becs des piles d’un pont, qu’il se forme de ces petits gouffres ou tournoiements d’eau, dont le milieu paraît être vide et former une espèce de cavité cylindrique autour de laquelle l’eau tournoie avec rapidité : cette apparence de cavité cylindrique est produite par l’action de la force centrifuge, qui fait que l’eau tâche de s’éloigner et s’éloigne en effet du centre du tourbillon causé par le tournoiement.

Lorsqu’il doit arriver une grande crue d’eau, les gens de rivière s’en aperçoivent par un mouvement particulier qu’ils remarquent dans l’eau ; ils disent que la rivière mouve de fond, c’est-à-dire que l’eau du fond de la rivière coule plus vite qu’elle ne coule ordinairement : cette augmentation de vitesse dans l’eau du fond de la rivière annonce toujours, selon eux, un prompt et subit accroissement des eaux. Le mouvement et le poids des eaux supérieures, qui ne sont point encore arrivées, ne laissent pas que d’agir sur les eaux de la partie inférieure de la rivière et leur communiquent ce mouvement car il faut, à certains égards, considérer un fleuve qui est contenu et qui coule dans son lit, comme une colonne d’eau contenue dans un tuyau, et le fleuve entier comme un très long canal où tous les mouvements doivent se communiquer d’un bout à l’autre. Or, indépendamment du mouvement des eaux supérieures, leur poids seul pourrait faire augmenter la vitesse de la rivière, et peut-être la faire mouvoir de fond ; car on sait qu’en mettant à l’eau plusieurs bateaux à la fois, on augmente dans ce moment la vitesse de la partie inférieure de la rivière, en même temps qu’on retarde la vitesse de la partie supérieure.

La vitesse des eaux courantes ne suit pas exactement, ni même à beaucoup près, la proportion de la pente : un fleuve dont la pente serait uniforme et double de la pente d’un autre fleuve ne devrait, à ce qu’il paraît, couler qu’une fois plus rapidement que celui-ci, mais il coule en effet beaucoup plus vite encore ; sa vitesse, au lieu d’être double, est ou triple, ou quadruple, etc. : cette vitesse dépend beaucoup plus de la quantité d’eau