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vert, avant M. Bourguet, la surprenante régularité de la structure de ces grandes masses : il a trouvé, après avoir passé trente fois les Alpes en quatorze endroits différents, deux fois l’Apennin, et fait plusieurs tours dans les environs de ces montagnes et dans le mont Jura, que toutes les montagnes sont formées dans leurs contours à peu près comme les ouvrages de fortification. Lorsque le corps d’une montagne va d’occident en orient, elle forme des avances qui regardent, autant qu’il est possible, le nord et le midi : cette régularité admirable est si sensible dans les vallons, qu’il semble qu’on y marche dans un chemin couvert fort régulier ; car si, par exemple, on voyage dans un vallon du nord au sud, on remarque que la montagne qui est à droite forme des avances, ou des angles qui regardent l’orient, et ceux de la montagne du côté gauche regardent l’occident, de sorte que néanmoins les angles saillants de chaque côté répondent réciproquement aux angles rentrants qui leur sont toujours alternativement opposés. Les angles que les montagnes forment dans les grandes vallées sont moins aigus, parce que la pente est moins raide et qu’ils sont plus éloignés les uns des autres ; et, dans les plaines, ils ne sont sensibles que dans le cours des rivières, qui en occupent ordinairement le milieu ; leurs coudes naturels répondent aux avances les plus marquées, ou aux angles les plus avancés des montagnes auxquelles le terrain, où les rivières coulent, va aboutir. Il est étonnant qu’on n’ait pas aperçu une chose si visible ; et lorsque, dans une vallée, la pente de l’une des montagnes qui la bordent est moins rapide que celle de l’autre, la rivière prend son cours beaucoup plus près de la montagne la plus rapide, et elle ne coule que dans le milieu. (Voyez Lett. phil. sur la form. des sels, p. 181 et 200.)

On peut joindre à ces observations d’autres observations particulières qui les confirment ; par exemple, les montagnes de Suisse sont bien plus rapides, et leur pente est bien plus grande du côté du midi que du côté du nord, et plus grande du côté du couchant que du côté du levant ; on peut le voir dans la montagne Gemmi, dans le mont Brisé, et dans presque toutes les autres montagnes. Les plus hautes de ce pays sont celles qui séparent la Vallésie et les Grisons de la Savoie, du Piémont et du Tyrol ; ces pays sont eux-mêmes une continuation de ces montagnes, dont la chaîne s’étend jusqu’à la Méditerranée et continue même assez loin sous les eaux de cette mer ; les montagnes des Pyrénées ne sont aussi qu’une continuation de cette vaste montagne qui commence dans la Vallésie supérieure, et dont les branches s’étendent fort loin au couchant et au midi, en se soutenant toujours à une grande hauteur, tandis qu’au contraire du côté du nord et de l’est ces montagnes s’abaissent par degrés jusqu’à devenir des plaines, comme on le voit par les vastes pays que le Rhin, par exemple, et le Danube arrosent avant que d’arriver à leurs embouchures, au lieu que le Rhône descend avec rapidité vers le midi dans la mer Méditerranée. La même observation, sur le penchant plus rapide des montagnes du côté du midi et du couchant que du côté du nord ou du levant, se trouve vraie dans les montagnes d’Angleterre et dans celles de Norvège ; mais la partie du monde où cela se voit le plus évidemment, c’est au Pérou et au Chili ; la longue chaîne des Cordillères est coupée très rapidement du côté du couchant, le long de la mer Pacifique, au lieu que du côté du levant elle s’abaisse par degrés dans de vastes plaines arrosées par les plus grandes rivières du monde. (Voyez Transact. philosoph. Abr., vol. VI, part. ii, p. 158.)

M. Bourguet, à qui on doit cette belle observation de la correspondance des angles des montagnes, l’appelle avec raison la clef de la théorie de la terre ; cependant, il me paraît que, s’il en eût senti toute l’importance, il l’aurait employée plus heureusement en la liant avec des faits convenables, et qu’il aurait donné une théorie de la terre plus vraisemblable, au lieu que dans son mémoire, dont on a vu l’exposé, il ne présente que le projet d’un système hypothétique dont la plupart des conséquences sont fausses ou précaires. La théorie, que nous avons donnée, roule sur quatre faits principaux, des-