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portaient sur leur superficie l’empreinte, ou d’un bout de tige, ou d’une feuille, ou d’un fragment de feuille de quelque plante. Les représentations de feuilles étaient toujours exactement étendues, comme si on avait collé les feuilles sur les pierres avec la main, ce qui prouve qu’elles avaient été apportées par de l’eau qui les avait tenues en cet état ; elles étaient en différentes situations, et quelquefois deux ou trois se croisaient.

» On imagine bien qu’une feuille déposée par l’eau sur une vase molle, et couverte ensuite d’une autre vase pareille, imprime sur l’une l’image de l’une de ces deux surfaces et sur l’autre l’image de l’autre surface, de sorte que ces deux lames de vase, étant durcies et pétrifiées, elles porteront chacune l’empreinte d’une face différente. Mais ce qu’on aurait cru devoir être n’est pas. Les deux lames ont l’empreinte de la même face de la feuille, l’une en relief, l’autre en creux. M. de Jussieu a observé dans toutes ces pierres figurées de Saint-Chaumont ce phénomène qui est assez bizarre. Nous lui en laissons l’explication pour passer à ce que ces sortes d’observations ont de plus général et de plus intéressant.

» Toutes les plantes gravées dans les pierres de Saint-Chaumont sont des plantes étrangères. Non seulement elles ne se retrouvent ni dans le Lyonnais ni dans le reste de la France, mais elles ne sont que dans les Indes orientales et dans les climats chauds de l’Amérique. Ce sont la plupart des plantes capillaires, et souvent en particulier des fougères. Leur tissu dur et serré les a rendues plus propres à se graver et à se conserver dans les moules autant de temps qu’il a fallu. Quelques feuilles de plantes des Indes, imprimées dans des pierres d’Allemagne, ont paru étonnantes à feu M. Leibniz[1] ; voici la merveille infiniment multipliée. Il semble même qu’il y ait à cela une certaine affectation de la nature : dans toutes les pierres de Saint-Chaumont, on ne trouve pas une seule plante du pays.

» Il est certain, par les coquillages des carrières et des montagnes, que ce pays, ainsi que beaucoup d’autres, a dû autrefois être couvert par l’eau de la mer ; mais comment la mer d’Amérique ou celle des Indes orientales y est-elle venue ?

» On peut, pour satisfaire à plusieurs phénomènes, supposer avec assez de vraisemblance que la mer a couvert tout le globe de la terre ; mais alors il n’y avait point de plantes terrestres, et ce n’est qu’après ce temps-là, et lorsqu’une partie du globe a été découverte, qu’il s’est pu faire les grandes inondations qui ont transporté des plantes d’un pays dans d’autres fort éloignés.

» M. de Jussieu croit que, comme le lit de la mer hausse toujours par les terres, le limon, les sables que les rivières y charrient incessamment, les mers, renfermées d’abord entre certaines digues naturelles, sont venues à les surmonter et se sont répandues au loin. Que les digues aient elles-mêmes été minées par les eaux et s’y soient renversées, ce sera encore le même effet, pourvu qu’on les suppose d’une grandeur énorme. Dans les premiers temps de la formation de la terre, rien n’avait encore pris une forme réglée et arrêtée ; il a pu se faire alors des révolutions prodigieuses et subites dont nous ne voyons plus d’exemples, parce que tout est venu à peu près à un état de consistance qui n’est pourtant pas tel que les changements lents et peu considérables qui arrivent ne nous donnent lieu d’en imaginer comme possibles d’autres de même espèce, mais plus grands et plus prompts.

» Par quelqu’une de ces grandes révolutions, la mer des Indes, soit orientales, soit occidentales, aura été poussée jusqu’en Europe et y aura apporté des plantes étrangères flottantes sur ses eaux. Elle les avait arrachées en chemin, et les allait déposer doucement dans les lieux où l’eau n’était qu’en petite quantité et pouvait s’évaporer. »


  1. Voyez l’Histoire de 1706, p. 9 et suiv.