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beaucoup, et souvent nuisible à ceux qui commencent à s’instruire. L’essentiel est de leur meubler la tête d’idées et de faits, de les empêcher, s’il est possible, d’en tirer trop tôt des raisonnements et des rapports ; car il arrive toujours que par l’ignorance de certains faits, et par la trop petite quantité d’idées, ils épuisent leur esprit en fausses combinaisons, et se chargent la mémoire de conséquences vagues et de résultats contraires à la vérité, lesquels forment dans la suite des préjugés qui s’effacent difficilement.

C’est pour cela que j’ai dit qu’il fallait commencer par voir beaucoup ; il faut aussi voir presque sans dessein, parce que si vous avez résolu de ne considérer les choses que dans une certaine vue, dans un certain ordre, dans un certain système, eussiez-vous pris le meilleur chemin, vous n’arriverez jamais à la même étendue de connaissances à laquelle vous pourrez prétendre, si vous laissez dans les commencements votre esprit marcher de lui-même, se reconnaître, s’assurer sans secours, et former seul la première chaîne qui représente l’ordre de ses idées.

Ceci est vrai sans exception, pour toutes les personnes dont l’esprit est fait et le raisonnement formé ; les jeunes gens, au contraire, doivent être guidés plutôt et conseillés à propos, il faut même les encourager par ce qu’il y a de plus piquant dans la science, en leur faisant remarquer les choses les plus singulières, mais sans leur en donner d’explications précises ; le mystère à cet âge excite la curiosité, au lieu que dans l’âge mûr il n’inspire que le dégoût ; les enfants se lassent aisément des choses qu’ils ont déjà vues, ils revoient avec indifférence, à moins qu’on ne leur présente les mêmes objets sous d’autres points de vue ; et au lieu de leur répéter simplement ce qu’on leur a déjà dit, il vaut mieux y ajouter des circonstances, même étrangères ou inutiles ; on perd moins à les tromper qu’à les dégoûter[NdÉ 1].

Lorsque, après avoir vu et revu plusieurs fois les choses, ils commenceront à se les représenter en gros, que d’eux-mêmes ils se feront des divisions, qu’ils commenceront à apercevoir des distinctions générales, le goût de la science pourra naître, et il faudra l’aider. Ce goût si nécessaire à tout, mais en même temps si rare, ne se donne point par les préceptes ; en vain l’éducation voudrait y suppléer, en vain les pères contraignent-ils leurs enfants, ils ne les amèneront jamais qu’à ce point commun à tous les hommes,

  1. Nous avons à peine besoin de dire que nous ne partageons pas la plupart des idées exprimées par Buffon dans cet alinéa. S’il est vrai qu’il faille encourager les jeunes gens à l’étude « par ce qu’il y a de plus piquant dans la science » et en multipliant autant que possible le nombre des objets capables d’exciter leur curiosité, il est vrai aussi qu’on doit toujours leur donner les explications des faits qu’on livre à leur observation et combattre le goût du mystère qu’ils possèdent, au lieu de l’encourager, comme le demande Buffon. Il ne faut pas attendre que l’âge amène le dégoût des choses mystérieuses ; le devoir du maître est de le provoquer dès l’enfance. Enfin, contrairement à l’avis de Buffon, nous pensons qu’il faut éviter avec le plus grand soin de tromper les enfants et les jeunes gens. Pour cela, il est bon de ne leur communiquer que les faits déjà bien connus, et les explications de ces faits qui ont été consacrées par l’expérience.