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le Père Martini au sujet de cette invention ne me paraît guère mieux fondé ; il prétend que les Chinois connaissaient la boussole depuis plus de trois mille ans (Voyez Hist. Sinica, p. 106) ; mais, si cela est, comment est-il arrivé qu’ils en aient fait si peu d’usage ? Pourquoi prenaient-ils dans leurs voyages à la Cochinchine une route beaucoup plus longue qu’il n’était nécessaire ? Pourquoi se bornaient-ils à faire toujours les mêmes voyages dont les plus grands étaient à Java et à Sumatra ? Et pourquoi n’auraient-ils pas découvert avant les Européens une infinité d’îles abondantes et de terres fertiles dont ils sont voisins, s’ils avaient eu l’art de naviguer en pleine mer ? car, peu d’années après la découverte de cette merveilleuse propriété de l’aimant, les Portugais firent de très grands voyages : ils doublèrent le cap de Bonne-Espérance, ils traversèrent les mers de l’Afrique et des Indes, et, tandis qu’ils dirigeaient toutes leurs vues du côté de l’orient et du midi, Christophe Colomb tourna les siennes vers l’occident.

Pour peu qu’on y fît attention, il était fort aisé de deviner qu’il y avait des espaces immenses vers l’occident ; car, en comparant la partie connue du globe, par exemple, la distance de l’Espagne à la Chine, et faisant attention au mouvement de révolution ou de la terre ou du ciel, il était aisé de voir qu’il restait à découvrir une bien plus grande étendue vers l’occident que celle qu’on connaissait vers l’orient. Ce n’est donc pas par le défaut des connaissances astronomiques que les anciens n’ont pas trouvé le nouveau monde, mais uniquement par le défaut de la boussole ; les passages de Platon et d’Aristote, où ils parlent de terres fort éloignées au delà des colonnes d’Hercule, semblent indiquer que quelques navigateurs avait été poussés par la tempête jusqu’en Amérique, d’où ils n’étaient revenus qu’avec des peines infinies ; et on peut conjecturer que, quand même les anciens auraient été persuadés de l’existence de ce continent par la relation de ces navigateurs, ils n’auraient pas même pensé qu’il fût possible de s’y frayer des routes, n’ayant aucun guide, aucune connaissance de la boussole.

J’avoue qu’il n’est pas absolument impossible de voyager dans les hautes mers sans boussole, et que des gens bien déterminés auraient pu entreprendre d’aller chercher le nouveau monde en se conduisant seulement par les étoiles voisines du pôle. L’astrolabe surtout étant connu des anciens, il pouvait leur venir dans l’esprit de partir de France ou d’Espagne et de faire route vers l’occident, en laissant toujours l’étoile polaire à droite, et en prenant souvent hauteur pour se conduire à peu près sous le même parallèle ; c’est sans doute de cette façon que les Carthaginois, dont parle Aristote, trouvèrent le moyen de revenir de ces terres éloignées, en laissant l’étoile polaire à gauche ; mais on doit convenir qu’un pareil voyage ne pouvait être regardé que comme une entreprise téméraire, et que, par conséquent, nous ne devons pas être étonnés que les anciens n’en aient pas même conçu le projet.

On avait déjà découvert du temps de Christophe Colomb les Açores, les Canaries, Madère : on avait remarqué que, lorsque les vents d’ouest avaient régné longtemps, la mer amenait sur les côtes de ces îles des morceaux de bois étrangers, des cannes d’une espèce inconnue, et même des corps morts qu’on reconnaissait à plusieurs signes n’être ni Européens ni Africains. (Voyez l’Histoire de Saint-Domingue par le Père Charlevoix, t. Ier, p. 66 et suivantes.) Colomb lui-même remarqua que, du côté de l’ouest, il venait certains vents qui ne duraient que quelques jours, et qu’il se persuada être des vents de terre : cependant, quoiqu’il eût sur les anciens tous ces avantages, et la boussole, les difficultés qui restaient à vaincre étaient encore si grandes, qu’il n’y avait que le succès qui pût justifier l’entreprise ; car supposons pour un instant que le continent du nouveau monde eût été plus éloigné, par exemple à 1 000, à 1 500 lieues plus loin qu’il n’est en effet, chose que Colomb ne pouvait ni savoir ni prévoir, il n’y serait pas arrivé, et peut-être ce grand pays serait-il encore inconnu. Cette conjecture est d’autant mieux fondée que Colomb, quoique le plus habile navigateur de son siècle, fut saisi de frayeur et