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fait particulier, c’est la mise en œuvre, par son puissant et hardi génie, des faits découverts par ses prédécesseurs, ses contemporains et ses collaborateurs, c’est la synthèse et non l’analyse, ce sont surtout ces « vues de l’esprit », ces hypothèses et ces systèmes que les esprits étroits dédaignent, ne les pouvant embrasser, que les intelligences médiocres sont impuissantes à concevoir, que les cerveaux légers bâtissent sur le sable, mais avec lesquels les génies de haut vol, les Leucippe, les Démocrite, les Épicure, les Lucrèce, les Descartes, les Buffon, les Lamarck, illuminent leur siècle, et qu’ils transmettent, flambeaux lumineux, aux générations suivantes, pour éclairer leur marche vers la vérité.

Il n’y a pour ainsi dire pas une seule question relative à l’organisation, à l’évolution et aux fonctions des diverses formes de la matière inanimée ou vivante qui n’ait fourni à Buffon l’objet de quelque conception prophétique. Le premier, faisant sortir la terre et les autres planètes du soleil, il assigne une origine commune à toutes les parties de notre système solaire. Le premier, il rejette la croyance traditionnelle aux brusques révolutions du globe terrestre, à laquelle Cuvier devait plus tard revenir, et montre que toutes les transformations dont la terre a été le siège se sont produites sous l’influence d’actions qui se font encore sentir de nos jours ; il formule ainsi, par la synthèse hardie d’un petit nombre de faits, la « théorie des causes actuelles », qu’admettent aujourd’hui presque tous les géologues. Le premier encore il trace les grandes lignes de la doctrine du transformisme ; il établit que les espèces se transforment sous l’influence du climat, de la nourriture et des autres agents extérieurs, et ne forment que des séries gigantesques de chaînons, dont l’homme doit se résigner à n’être que le plus parfait. Il n’est pas jusqu’à la théorie de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle que son puissant génie n’ait devinée, cent ans avant Darwin, et formulée en termes assez nets pour qu’on lui en doive attribuer la paternité. Quant à la sélection artificielle, nul, sans en excepter Darwin, ne l’a mieux comprise et plus exactement dépeinte que lui.

Il y a loin de ce Buffon éclairé par la science moderne, grandi par les découvertes que ses successeurs ont accumulées, de ce Buffon trouvant la solution de la plupart des grands problèmes posés par l’étude de la nature, traçant, avec la hardiesse d’un génie qu’aucune borne ne limite, l’histoire de l’évolution de la terre, des minéraux qui la forment et des êtres vivants qui la peuplent ; il y a loin, dis-je, de ce Buffon créateur de la science à celui que nos maîtres nous ont accoutumés à ne considérer que comme un styliste habile, un « grand phrasier », disait d’Alembert, n’ayant d’autre préoccupation que d’aiguiser de sa main aristocratiquement enveloppée de manchettes la plume qui écrivit l’histoire pompeuse du cheval et du lion.