Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Marmontel a condensé dans une page haineuse tout le fiel que l’œuvre de Buffon fit sécréter par les littérateurs de second ordre : « Buffon, dit-il[1], avec le Cabinet du Roi et son Histoire naturelle, se sentait assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyait que l’école encyclopédique était en défaveur à la cour et dans l’esprit du Roi, il craignit d’être enveloppé dans le commun naufrage, et, pour voyager à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul et prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. On ne lui en sut pas mauvais gré ; mais sa retraite avait encore une autre cause. Buffon, environné chez lui de complaisants et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, était quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyais s’en aller mécontent des contrariétés qu’il avait essuyées. Avec un mérite incontestable, il avait un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite. Excité par l’adulation et placé par la multitude dans la classe de nos grands hommes, il avait le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes ne lui accordaient qu’un rang très inférieur parmi eux ; que les naturalistes eux-mêmes étaient peu disposés à le mettre à leur tête, et quelques-uns même lui reprochaient d’avoir fastueusement écrit dans un genre qui ne voulait qu’un style simple et naturel. Je me souviens qu’une de ses amies m’ayant demandé comment je parlerais de lui, s’il m’arrivait d’avoir à faire son éloge funèbre à l’Académie française, je répondis que je lui donnerais une place distinguée parmi les poètes du genre descriptif ; façon de le louer dont elle ne fut pas contente. Buffon, mal à son aise avec ses pairs, s’enferma donc chez lui avec ses commensaux ignorants et serviles, n’allant plus ni à l’une ni à l’autre Académie, et travaillant à faire sa fortune chez les ministres, et sa réputation dans les cours étrangères, d’où, en échange de ses ouvrages, il recevait de beaux présents. »

Si le style superbe de l’Histoire naturelle excita la haine des littérateurs médiocres, il ne fut pas sans nuire à Buffon, même dans l’esprit des hommes de goût. Après la publication du quatrième volume de l’Histoire naturelle, Grimm, dont les jugements avaient une grande portée, prit le parti de Buffon contre ses détracteurs : « Nous avons depuis un mois le quatrième volume de l’Histoire naturelle. Ce livre, qui est du petit nombre de ceux qui iront à la postérité et qui devraient y aller seuls, a réuni dès le commencement tous les suffrages. Il y a quatre ans que M. de Buffon et M. Daubenton nous donnèrent les trois premiers volumes ; ils furent reçus avec un applaudissement universel. Quand je dis universel, j’y compte bien pour quelque chose les Lettres américaines et d’autres mauvaises brochures que la cabale et l’envie ont forgées contre l’ouvrage immortel de M. de Buffon. Grâce à

  1. Mémoires d’un père pour servir à l’éducation de ses enfants, 1804.