Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/482

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout caractère individuel nouveau, favorable à l’individu qui le présente, se perpétue et devient le signe d’une race nouvelle, qui formera espèce quand tous les individus qui ne le présentent pas auront disparu. Pour bien prouver que je ne change rien à la doctrine, je laisse la parole à Darwin lui-même. « Afin, dit-il[1], de bien comprendre de quelle manière agit, selon moi, la sélection naturelle, je demande la permission de donner un ou deux exemples imaginaires. Supposons un loup qui se nourrisse de différents animaux, s’emparant des uns par la ruse, des autres par la force, d’autres enfin par l’agilité. Supposons encore que sa proie la plus rapide, le daim par exemple, ait augmenté en nombre à la suite de quelques changements survenus dans le pays, ou que les autres animaux dont il se nourrit ordinairement aient diminué pendant la saison de l’année où le loup est le plus pressé par la faim. Dans ces circonstances, les loups les plus agiles et les plus rapides ont plus de chance de survivre que les autres ; ils sont donc conservés ou choisis, pourvu toutefois qu’ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils sont forcés de s’emparer d’autres animaux pour se nourrir. Je ne vois pas plus de raison de douter de ce résultat que de la possibilité pour l’homme d’augmenter la vitesse de ses lévriers par une sélection soigneuse et méthodique, ou par cette espèce de sélection inconsciente qui provient de ce que chaque personne s’efforce de posséder les meilleurs chiens, sans avoir la moindre pensée de modifier la race. Je puis ajouter que, selon M. Pierce, deux variétés de loups habitent les montagnes de Catskill aux États-Unis ; l’une de ces variétés, qui affecte un peu la forme du lévrier, se nourrit principalement de daims ; l’autre, plus épaisse, aux jambes courtes, attaque plus fréquemment les troupeaux. »

L’analyse de cet exemple montrera ce que vaut la théorie. Deux cas peuvent se présenter. Dans le premier, un seul loup aura la rapidité exceptionnelle dont parle Darwin, et il est bien évident que son accouplement avec une louve ne présentant pas ce caractère, sera suivi de la production de louveteaux ayant à un moindre degré que leur père le caractère de celui-ci ; leurs produits le posséderont à un degré moindre encore et le caractère exceptionnel, accidentel, du premier ancêtre finira par disparaître totalement.

Dans le second cas possible, un grand nombre de loups posséderont simultanément une rapidité à la course que n’avaient pas leurs ancêtres ; mais un tel caractère ne peut surgir brusquement chez un grand nombre d’individus, que si la race entière est soumise à des conditions extérieures spéciales.

Dans le premier cas, la sélection ne peut pas produire de race parce qu’il n’y a pas ségrégation de l’individu présentant le caractère exceptionnel ; dans le second cas, les conditions extérieures seules déterminent la variation ; la

  1. Origine des espèces, p. 97.