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La sélection naturelle n’est pas la cause déterminante de la formation des espèces sauvages. Darwin va beaucoup plus loin. D’après lui, la lutte pour l’existence a pour conséquence non seulement la persistance des plus forts et des mieux armés, et la disparition des plus faibles et des moins armés, ce qu’il nomme la sélection naturelle, mais encore, la lutte pour l’existence et la sélection naturelle seraient à peu près la seule cause déterminante de la formation des espèces.

Buffon, Adanson, Lamarck avaient admis comme cause déterminante de la formation d’espèces sauvages nouvelles la transformation d’espèces préexistantes sous l’influence du milieu ambiant, climat, nourriture, etc. Darwin rejette ces causes : « Les naturalistes, dit-il[1], assignent comme seules causes possibles aux variations, les conditions extérieures, telles que le climat, la nourriture, etc. Cela peut être vrai dans un sens très limité. » « On peut attribuer, dit-il encore[2], quelques effets à l’action directe et définie des conditions extérieures de la vie, quelques autres aux habitudes ; mais il faudrait être bien hardi pour expliquer par de telles causes les différences qui existent entre le cheval de trait et le cheval de course, entre le limier et le lévrier, entre le pigeon sauvage et le pigeon culbutant… »

Remarquons que parmi les naturalistes dont parle Darwin, il en est un, Buffon, qui précisément attribue la formation des races de chiens, de chevaux et de pigeons, non point à l’action seule du milieu, mais à l’action du milieu additionnée de la sélection artificielle et de la ségrégation. Buffon dit : sous l’influence de la nourriture, du climat, etc. ; j’obtiens un chien, un cheval, un pigeon offrant un caractère qui me présente quelques avantages ; je prends ce chien, ce cheval, ce pigeon, je l’accouple avec un individu offrant autant que possible les mêmes caractères, je les isole, je les ségrége et j’obtiens ainsi une race nouvelle. Donc trois phénomènes : la variation produite par le milieu, la sélection et la ségrégation effectués par l’homme. Darwin ne s’occupe ni de la cause de la variation, « certaines variations utiles à l’homme se sont produites soudainement », ni de la ségrégation ; il ne voit que la sélection. Or, celle-ci n’est que postérieure à la variation, sans laquelle elle serait impossible ; et, d’autre part, sans la ségrégation la sélection serait inutile puisque les individus sélectés continuant à fréquenter les autres et à se croiser avec eux, leurs caractères particuliers ne tarderaient pas à disparaître.

Certes, Darwin n’ignorait pas cela ; s’il ne parle pas de la nécessité de la ségrégation dans la sélection artificielle, c’est que sa théorie de la sélection naturelle en serait singulièrement embarrassée. Je n’aurai pas de peine à le démontrer.

Rappelons brièvement la théorie de Darwin : tous les êtres luttent contre le milieu, contre d’autres espèces, contre les individus de la même espèce ; les mieux armés seuls persistent, ce qui consiste la « sélection naturelle » ;

  1. Origine des espèces, p. 3.
  2. Ibid., p. 67.