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coupé en forme de pupitre. Rien ne manquait ! mon imagination avait prêté pour un instant à mes souvenirs le charme de la réalité. Je m’arrachai enfin à ces émotions, et je m’éloignai avec tristesse de cette chambre actuellement occupée par la comtesse de Buffon. Elle est suivie d’un boudoir et d’une petite galerie dont la porte vitrée donne sur les premières terrasses des jardins. La grande orangerie, où je m’arrêtai quelques instants, est entretenue avec soin. J’ai parcouru les jardins, je suis monté à la plate-forme du château ; j’ai revu le cabinet de travail de Buffon, la tour Saint-Louis, qui lui a servi de bibliothèque, et je suis revenu de cette excursion le cœur gonflé par l’émotion et l’âme remplie d’une amère mélancolie. Je n’ai pas voulu partir sans avoir été revoir la modeste chambre que j’occupais au rez-de-chaussée. J’étais seul et, me laissant aller à un charme involontaire, je m’y reposai un instant. La porte était restée ouverte et je voyais, éclairé par un jour douteux, le grand escalier d’honneur dont les marches maintenant sont silencieuses. Il me restait à faire un pieux pèlerinage ; je suis allé m’agenouiller dans la chapelle où le grand homme repose entre son père, sa femme et sa fille… J’ai quitté Montbard en emportant de ma visite un impérissable souvenir et une relique, Mme la comtesse de Buffon ayant daigné me remettre une mèche de cheveux du grand homme. »

Pour terminer cette « histoire naturelle » du caractère de Buffon, il me reste à dire quelques mots de ses sentiments religieux. Humbert Bazile a écrit au sujet de l’illustre naturaliste : « M. de Buffon fut un génie religieux, et son isolement au milieu du xviiie siècle appliqué à battre en brèche des principes qu’il respecta toute sa vie eut peut-être pour cause unique les répugnances de sa foi[1]. »

Tous les actes de la vie privée de Buffon tendent à appuyer ce jugement. Il assistait tous les dimanches à la messe, soit dans la chapelle de son château de Montbard, soit à l’église paroissiale où il se rendait en tenue de cérémonie. Tous les ans, il faisait publiquement ses pâques, et sa mort fut, sur sa demande, précédée de l’administration des sacrements et d’une sorte de confession publique qui procura le plus grand honneur à l’Église.

À n’en juger que par les signes extérieurs de dévotion, l’Église pouvait revendiquer Buffon comme un de ses plus fidèles en même temps qu’un de ses plus illustres serviteurs. Cependant sa religiosité, si l’on en juge par ses œuvres, n’avait rien de commun avec les croyances des Églises de ce monde. S’il est vrai, comme tend à le montrer l’histoire de l’humanité, que la pensée religieuse tend d’autant plus à s’élever et pour ainsi dire à se sublimiser, que l’intelligence des hommes et leur savoir se développent davantage, on peut dire que Buffon a marqué le terme le plus élevé de cette évolution de la pensée religieuse, terme au delà duquel le rôle de la divinité devient à la fois

  1. Loc. cit., p. 49.