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une espèce à sa forme ancestrale en la plaçant dans le milieu où ont vécu ses ancêtres.

Il dit, dans son histoire du chien[1] : « La nature ne manque jamais de reprendre ses droits, dès qu’on la laisse agir en liberté : le froment jeté sur une terre inculte dégénère à la première année ; si l’on recueillait ce grain dégénéré pour le jeter de même, le produit de cette seconde génération serait encore plus altéré ; et au bout d’un certain nombre d’années et de reproductions, l’homme verrait reparaître la plante originaire du froment, et saurait combien il faut de temps à la nature pour détruire le produit d’un art qui la contraint et pour la réhabiliter. » Dans son histoire de la dégénération, il émet aussi l’idée que si l’on pouvait placer les races humaines dans leur patrie originaire, on les ramènerait à la forme humaine primitive. Ce sont là, sans doute, des exagérations de langage, des amplifications de rhétorique, mais qui indiquent l’importance énorme attachée par Buffon à l’influence du milieu.

Duchesne. Revenant à mon sujet ; je répète que les naturalistes les plus résolus à défendre le dogme de l’immutabilité des espèces, ne pouvaient se défendre d’admettre une certaine somme de variations produites par l’influence du milieu. Parmi ceux qui, au xviiie siècle, ont fait le plus de concessions dans cette voie, je citerai un botaniste français dont on a quelque peu parlé dans ces derniers temps et que l’on a voulu considérer comme un précurseur de Darwin. Il s’agit de Duchesne. Dans une très remarquable monographie des fraisiers, Duchesne étudie les variétés produites dans cette espèce, par les conditions climatériques et par la culture, et il cherche à déterminer la filiation des diverses variétés, en montrant qu’elles résultent toutes de la transformation d’une seule forme primitive, sauvage. Mais il maintient énergiquement le principe de l’immutabilité de l’espèce, qu’il tenait de son maître Jussieu, et il a bien soin de répéter que s’il peut se produire des variétés dans l’espèce, l’espèce elle-même ne varie jamais. Après avoir décrit une variété de fraisier à une seule foliole, obtenue à Versailles et qui s’était maintenue pendant deux générations, il écrit[2] : « La formation de cette nouvelle race de fraisier doit rendre plus que probable l’hypothèse que toutes viennent originairement d’une seule ; et j’ai dit les raisons qui me portent à croire que c’est celle du fraisier des mois. Il y aurait à ce sujet bien des réflexions à ajouter, sur la distinction qu’on doit faire des caractères fixes et essentiels des espèces, d’avec les différences légères des races ; sur la constance des unes, et la mutabilité des autres, mais comme cela convient en général à toutes les plantes, et non pas aux fraisiers en particulier, j’ai cru devoir les réserver pour une Remarque particulière. »

Variabilité dans les limites de l’espèce, constance possible de certaines races, mais invariabilité de l’espèce, telle est l’opinion qu’affirme bien net-

  1. Buffon, t. VIII, p. 590.
  2. Duchesne fils, Histoire naturelle des fraisiers, 1766, p. 134.