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l’esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vivante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on puisse la considérer : et lorsqu’on veut l’étendre et passer de ce qui vit à ce qui végète on voit ce plan, qui d’abord n’avait varié que par nuances, se déformer par degrés des reptiles aux insectes, des insectes aux vers, des vers aux zoophytes, des zoophytes aux plantes, et quoique altéré dans toutes ses parties extérieures, conserver néanmoins le même fond, le même caractère, dont les traits principaux sont la nutrition, le développement et la reproduction ; traits généraux et communs à toute substance organisée, traits éternels et divins que le temps, loin d’effacer ou de détruire, ne fait que renouveler et rendre plus évidents.

» Si, de ce grand tableau des ressemblances dans lequel l’univers vivant se présente comme ne faisant qu’une même famille, nous passons à celui des différences, où chaque espèce réclame une place isolée et doit avoir son portrait à part, on reconnaîtra qu’à l’exception de quelques espèces majeures, telles que l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, le tigre, le lion, qui doivent avoir leur cadre, tous les autres semblent se réunir avec leurs voisins et former des groupes de similitudes dégradées, des genres que nos nomenclateurs ont présentés par un lacis de figures dont les unes se tiennent par les pieds, les autres par les dents, par les cornes, par le poil, et par d’autres rapports encore plus petits. Et ceux mêmes dont la forme nous paraît la plus parfaite, c’est-à-dire la plus approchante de la nôtre, les singes, se présentent ensemble et demandent déjà des yeux attentifs pour être distingués les uns des autres… On verra dans l’histoire de l’orang-outang, que si l’on ne faisait attention qu’à la figure, on pourrait également regarder cet animal comme le premier des singes ou le dernier des hommes, parce qu’à l’exception de l’âme, il ne lui manque rien de tout ce que nous avons, et parce qu’il diffère moins de l’homme par le corps, qu’il ne diffère des autres animaux auxquels on a donné le même nom de singe.

» L’âme, la pensée, la parole ne dépendent donc pas de la forme ou de l’organisation du corps : rien ne prouve mieux que c’est un don particulier et fait à l’homme seul, puisqu’il peut faire ou contrefaire tous les mouvements, toutes les actions humaines, et que cependant il ne fait aucun acte de l’homme[1]. C’est peut-être faute d’éducation, c’est encore faute d’équité dans notre jugement ; vous comparez, dira-t-on, fort injustement le singe des bois avec l’homme des villes ; c’est à côté de l’homme sauvage, de l’homme auquel l’éducation n’a rien transmis, qu’il faut le placer pour les juger l’un et l’autre ; et a-t-on une idée juste de l’homme dans l’état de pure nature ? la tête couverte de cheveux hérissés ou d’une laine crépue ; la face voilée par une longue barbe, surmontée de deux croissants de poils encore plus

  1. Buffon, en refusant la pensée, l’intelligence, la parole aux animaux, commet une grave erreur. Voyez la note ajoutée à l’article du Perroquet.