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Mme Necker, qui fut son amie des dernières années, a dit de lui : « Avant de connaître M. de Buffon, je n’avais encore connu qu’une portion de ce monde ; à présent, ce grand homme n’est plus et ma curiosité est éteinte. » Elle a tracé le tableau de l’admirable dévouement qu’il avait su inspirer à Mlle Blesseau, cette femme de charge qui « a servi M. de Buffon mieux qu’il n’aurait pu l’être s’il eût été sur un trône dont il était digne ; car la puissance a des bornes et l’affection n’en admet aucune. » — « Je pouvais bien m’attacher, dit-elle, à cette aimable fille comme à une personne au-dessus de son état, puisqu’elle m’a paru même au-dessus de l’humanité : elle a tout surmonté, jusqu’à sa douleur, quand M. de Buffon pouvait l’apercevoir ; et jamais je n’oublierai l’image touchante qu’elle m’a présentée sans cesse, lorsque, dans le silence, assise nuit et jour à la même place, les yeux fixés sur le même objet, elle n’avait de mouvement que celui qu’il lui imprimait, de sensibilité que pour ses souffrances, et de pensée que pour aller au-devant de tout ce qui pouvait lui être utile, et prévoir ce qui pouvait lui déplaire. Ce qu’elle a supporté, souffert et adouci, ménagé, concilié, ne pourra jamais se rendre par la parole ; elle m’a paru un phénomène moral et sensible : comme si tous les phénomènes devaient être connus de M. de Buffon ou lui appartenir. »

Grimm nous a conservé un mot d’un valet originaire de Montbard, qui peut donner une idée de l’affection dont Buffon était entouré dans sa ville natale. « Je ne puis m’empêcher, écrit-il[1], de rapporter un trait que M. le comte de Fitz-James m’a conté l’autre jour, et qui ne fait pas moins honneur à M. de Buffon qu’à ses ouvrages. Dans le temps que les premiers volumes de l’Histoire naturelle parurent. M. de Fitz-James remarqua qu’en lisant cet

    tique, des lèvres épaisses et tout un extérieur hypocrite et rusé. Son langage était à la fois humble et empressé. » Il avait d’abord été frère servant, puis frère quêteur et gardien du couvent de Semur-en-Auxois ; il venait quelquefois dire la messe à Buffon, dont il finit par se faire donner la cure. M. de Buffon, dont il avait su gagner la faveur, lui avait abandonné la jouissance de la maison seigneuriale, celle des meubles et même de l’argenterie. À partir de ce jour, le père Ignace fut un personnage ; il dînait plusieurs fois par semaine au château et donnait lui-même d’excellents repas. Il était, à Buffon, l’homme d’affaires du seigneur qui finit par l’aimer beaucoup. On l’appelait, dans le pays, le « capucin de M. de Buffon. » On se racontait volontiers les bons tours qu’il jouait à ses fidèles. Étant frère quêteur, il avait trouvé le moyen de remplacer la charpente du couvent aux dépens du seigneur de Montbard. Il avait obtenu un ordre aux gardes forestiers de laisser enlever par le père gardien de Semur autant d’arbres qu’il en pourrait emporter en un jour seulement ; puis il requit et emmena tous les charretiers de la contrée et fit abattre et enlever une grande quantité de pieds d’arbres. Un autre jour, il demanda à la dame de lui remettre quelques étoffes hors de service, disant que les révérends pères manquaient d’ornements pour célébrer l’office. Mme de Buffon donna l’ordre à sa femme de chambre de le conduire à sa garde-robe : « Comme le père Ignace dépliait les étoffes une à une, qu’il les examinait, mais ne se pressait point de faire un choix, la femme de chambre fut obligée de sortir ; lorsqu’elle revint, la garde-robe était vide. » Malgré ces petits défauts, le père Ignace était, paraît-il, un excellent homme et il avait pour M. de Buffon une affection sincère et très vive.

  1. Correspondance littéraire, t. Ier, p. 399.