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en formant un vaste delta qui gagne chaque année davantage sur la mer. On admet que de 1600 à 1804 l’empiétement des terres du delta du Pô sur l’Adriatique a été de 70 mètres par an. Entre 1200 et 1600, époque à laquelle l’endiguement du fleuve n’existait pas, ou n’était que très faible, l’empiétement n’était, paraît-il, que de 25 mètres par an. Il est bien évident que, en continuant à agir de la sorte, les fleuves dont nous parlons doivent, au bout d’un temps déterminé, extrêmement long, il est vrai, finir par combler en partie la mer Adriatique. Ne sait-on pas que Ravenne, aujourd’hui situé à 6 400 mètres des côtes, était autrefois port de mer ? Spissa, qui jadis était située à l’embouchure de l’un des grands bras du Pô, se trouvait déjà éloignée de la mer de près de 18 kilomètres, au commencement de notre ère. Il importe de remarquer que l’envahissement de l’Adriatique par les sédiments terrestres aurait marché beaucoup plus vite encore sans l’affaissement que subit son fond, affaissement que l’on évalue à 1m,50 depuis l’époque des Romains.

Ce que nous venons de dire du Pô et de l’Adige, par rapport à l’Adriatique, pourrait être dit du Rhône et de la Méditerranée. Sans cesse le delta du Rhône gagne sur la Méditerranée par le dépôt de sédiments que ce fleuve et ses affluents enlèvent aux terrains qu’ils traversent depuis le lac de Genève. Notre-Dame des Ports, qui, en 898, était assise sur les bords de la mer, en est maintenant à plus de 8 kilomètres. Tandis que le Rhône tend à combler la Méditerranée au nord, le Nil accomplit la même besogne au sud, une foule de petites rivières la font à l’est et à l’ouest, si bien que graduellement les côtes gagnent sur la mer, au point de transformer des îles en terre ferme, et de faire des villes continentales avec des ports autrefois fiers de leur importance maritime. Certes, il faudra des millions et des millions de siècles pour que les sables, les graviers, les calcaires, etc., empruntés aux continents par les fleuves qui se déversent dans la Méditerranée arrivent à combler cette immense mer intérieure ; mais le temps ne leur faisant pas défaut, ces fleuves atteindront tour à tour leur but si, comme cela paraît certain, des courants sous-marins n’enlèvent pas, pour les transporter dans l’Atlantique, les dépôts qu’ils abandonnent au niveau de leurs embouchures. Toutes les mers intérieures, la mer Caspienne, qui n’est en réalité qu’un grand lac, la mer Noire, la mer Baltique, etc., nous paraissent ainsi condamnées à disparaître un jour, pour faire place à la terre, comme ont disparu les vastes mers intérieures qui, à l’époque tertiaire, couvraient la majeure partie de l’Europe. Ce changement s’effectuera sans secousses, sans révolutions violentes, par le seul effet des pluies, des sources, des ruisseaux, des torrents, des rivières et des fleuves qui sillonnent la surface de nos continents.

Faut-il insister sur les phénomènes de même ordre qui se passent à l’embouchure des fleuves qui se jettent dans les grands océans ? Qui ne sait que