Page:Brunschvicg - Les étapes de la philosophie mathématique, 1912.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
LES ÉTAPES DE LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE

une sorte de question préalable : Est-ce que la notion de la forme en tant que forme, de la généralité en tant que généralité, exprime encore avec exactitude létat delà science actuelle ?

Dans les années mêmes qui précèdent l’apparition du premier volume du Cours de Philosophie positive, Cauchy[1], Lobatschewsky[2], Sadi Carnot[3] ont déposé le germe de transformations profondes dans la technique de la mathématique abstraite, de la géométrie classique, de la mécanique générale. Et nous croyons que ces transformations ont rompu l’équilibre qui permettait à Kant et à Auguste Comte de faire entrer ces diverses disciplines dans limité d’un système, et d’assurer le passage du raisonnement mathématique au contenu de l’expérience. Par là même elles ont remis en question, je ne dis pas tel ou tel principe de la mathématique, mais l’idée même qu’on se faisait des principes, la simplicité et l’universalité des prétendues données premières sur lesquelles la science s’appuyait pour le déroulement de conséquences purement logiques. Nous ne dirons certes pas qu’elles ont entraîné la ruine de l’inspiration critique ou de l’esprit positif ; mais nous avons à montrer comment elles ont marqué la fin de la période où la philosophie mathématique pouvait prendre pour base objective de discussion la doctrine de l’Esthétique et de l’Analytique transcendentale, ou le premier volume du Cours de Philosophie positive.

Section A. — La conception de la mécanique rationnelle.

182. — Au premier Congrès international de Philosophie (Paris 1900), M. Henri Poincaré écrivait, en tête de son Mémoire sur les principes de la mécanique : « Les Anglais enseignent la mécanique comme une science expérimentale ; sur le continent, on l’expose toujours plus ou moins comme une science déductive et a priori. Ce sont les Anglais qui ont raison ; cela va sans dire ; mais comment a-t-on pu persévérer si longtemps dans d’autres errements[4] ? » Assurément, ni dans la pensée de Kant, ni dans la pensée de Comte, la mécanique n’était sans connexion avec l’expérience ; mais c’est dans un tout autre sens que l’on entend aujourd’hui la science expéri-

  1. Cours d’analyse algébrique, 1821.
  2. La première publication de Lobatschevvsky relative à la Géométrie imaginaire est de 1829, dans le Messager de Kazan.
  3. Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824.
  4. Bibliothèque du Congrès, t. III (1901), p. 457. Cf. Duhem, Bulletin des sciences mathématiques, 1910, p. 151.