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LES ÉTAPES DE LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE

de Taylor est un procédé simple et élégant qui est légitime puisqu’il réussit pour toutes les fonctions connues. La Théorie des fonctions analytiques ne pouvait donc pas mettre fin aux difficultés et aux incertitudes théoriques dont le xviiie siècle s’est embarrassé. Au contraire, elle achève de faire comprendre le retour des mathématiciens à la théorie des erreurs compensées, que déjà Berkeley avait imaginée en opposition aux spéculations newtonniennes et dont Leibniz avait esquissé une forme populaire. Les Réflexions de Carnot sur la métaphysique du Calcul infinitésimal (1797), qui déchargeaient l’analyse infinitésimale de l’obligation de faire la preuve directe de sa propre vérité, et qui, par suite, écartaient de la recherche scientifique tout danger de controverse philosophique, conquirent l’autorité d’un ouvrage classique[1].

147. — Au terme de cette étude, on s’explique que l’apport de la science du xviiie siècle à la réflexion proprement philosophique ait paru consister, non dans les notions fondamentales de l’analyse que les mathématiciens eux-mêmes avaient renoncé à présenter comme idées claires et distinctes, mais bien plutôt dans le succès de son application à l’étude des phénomènes astronomiques et physiques. Les grands géomètres du xviiie siècle, ont rempli le programme tracé par les Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Ils n’ont pas élucidé ces Principes, considérés dans leur signification intrinsèque ; mais ils les ont vérifiés, à titre de formules soumises au contrôle de l’expérience. Grâce à eux, ce qui était pour les premiers lecteurs de Newton le système d’un homme se dressant en face du système d’un autre homme, se heurtant par exemple aux conceptions métaphysiques d’un Descartes ou d’un Leibniz, devient la science impersonnelle que l’effort progressif des générations impose à l’adhésion unanime : « Je suis fâché, écrivait Voltaire à Clairaut, que vous désigniez par newtoniens ceux qui ont reconnu la vérité des découvertes de Newton. C’est comme si on appelait les géomètres euclidiens ; la vérité n’a point de nom de parti. L’erreur peut admettre des mots de ralliement, les sectes ont des


    Lagrange montra avec quel succès on peut les employer. » (La mécanique, exposé historique et critique de son développement, tr. Bertrand. 1904, p. 411.)

  1. Dans une Note sur la métaphysique du calcul infinitésimal, que Carnot n’a peut-être pas connue, Lagrange lui-même avait, plus de trente ans auparavant, rappelé cette interprétation. Selon la méthode des infiniment petits, qu’il attribue à Leibniz, et qu’il oppose à la méthode newtonienne des premières ou dernières raisons, « le calcul redresse de lui-même les fausses hypothèses qu’on y fait », Miscellanea Taurinensia, t. II, 1760-1761. Œuvres de Lagrange, éd. cit., t. VII, 1877, p. 598.