Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE VIII


RAISONS DE L’ÉCHEC DE MILL


38. — L’examen de la doctrine de Mill laisse subsister un certain malaise. Comment concevoir qu’un auteur ait mis tant de soin à se réfuter lui-même ? Comment expliquer cette disgrâce, doublement fâcheuse chez un empiriste et chez un logicien, que les faits concrets qu’il tire du domaine, ou de l’expérimentation scientifique, ou de l’observation vulgaire, aillent à contresens des théories abstraites dont il avait à cœur de fournir une démonstration ? Le secret de ce malaise, Mill, avec l’admirable sincérité qui le caractérise, nous l’a livré dans l’Autobiography où il décrit le développement de sa carrière philosophique. Pour la psychologie de la science comme pour son système de morale, il n’a pas eu à s’enquérir des principes. Il les a recueillis par héritage, ou plus exactement il les a trouvés enfoncés dans son cerveau, grâce au plus tyrannique des procédés pédagogiques. Qu’à ces principes les faits opposent les difficultés les plus fortes, qui auraient été les plus propres même à suggérer une revision totale des doctrines fondamentales, John Stuart Mill en a le sentiment sans doute ; mais ce sentiment ne lui a inspiré qu’un redoublement d’ardeur à découvrir le biais dialectique qui permettrait d’adapter les faits aux axiomes a priori de l’École : « Je voyais que l’édifice de mes anciennes opinions, de celles qu’on m’avait enseignées, se lézardait encore en maint endroit. Je ne l’ai jamais laissé s’écrouler ; j’ai toujours eu le soin de le réparer. » (Ch. V., trad. Cazelles, 3e édit. 1894, p. 149.)

39. — Nous ne pensons pas forcer les termes de la métaphore en remarquant que John Stuart Mill parle, comme s’il s’agissait pour lui de sauver, coûte que coûte, une propriété de famille. Et on est amené aussi à croire que la piété filiale l’a conduit à négliger la nature telle qu’elle se présente, la science telle qu’elle est, pour combiner une doctrine fictive et fantastique de la causalité. Conclusion trop sévère pour que nous n’ayons pas à cœur de relever quelques faits significatifs, qui