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incapable de préparer l’avènement de la causalité scientifique, qu’au contraire elle le retarderait indéfiniment : « Chacun a conscience qu’il ne doit pas toujours s’attendre à l’uniformité dans les événements. On ne croit pas toujours que l’inconnu ressemble au connu, que l’avenir sera semblable au passé. Personne ne croit que la succession de la pluie et du beau temps sera la même l’année suivante que dans celle-ci. Personne ne s’attend à faire les mêmes rêves toutes les nuits. Tout au contraire, si le cours de la nature était le même dans ces cas particuliers, chacun trouverait que c’est extraordinaire. S’attendre à la constance dans le cas où la constance ne doit pas être attendue ; croire, par exemple, qu’un événement heureux étant arrivé à certain jour de l’année, ce jour-là sera toujours heureux, est justement considéré comme de la superstition. En réalité, le cours de la nature n’est pas uniforme, seulement il est aussi infiniment varié. Quelques phénomènes reparaissent toujours dans les mêmes combinaisons où nous les vîmes la première fois ; d’autres semblent tout à fait capricieux ; tandis que d’autres encore, que par habitude nous jugeons exclusivement bornés à un ordre particulier de combinaisons, se présentent inopinément séparés de quelques-uns des éléments auxquels nous les avions toujours trouvés liés et réunis à d’autres d’une nature tout à fait opposée[1]. »

37. — Si l’on estime qu’il en est bien ainsi, si, suivant la formule frappante de Mill, « le cours de la nature n’offre, à chaque instant, au premier coup d’œil, qu’un chaos suivi d’un autre chaos[2] », n’en résulte-t-il pas immédiatement que l’on se contredit pour le plaisir de se contredire lorsque l’on ose prétendre que le chaos se débrouillera de lui-même, que la nature oriente vers une connaissance de la causalité véritable un esprit qui ne contiendrait en lui-même aucun principe original pour diriger ses recherches, une humanité qui se fierait aux données immédiates de l’observation ? La nature à laquelle Mill se confie, c’est exactement le « malin génie », par qui nous sera interdit à tout jamais l’accès de la science. De quoi d’ailleurs Mill lui-même fait amplement la preuve, dans le chapitre consacré aux Sophisrnes d’Observation (V, iv), par les témoignages qu’il invoque pour démontrer à quel point les facultés d’observation sont passivement asservies aux impressions antérieures, même quand il s’agit de faits matériels et du caractère le plus manifeste (even on phy-

  1. III, iii ; P. I, 351.
  2. III, vii ; P. I, 415.