Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

36. — Que devrait être l’expérience pour que fût justifiée la thèse de l’empirisme ? Une accumulation progressive d’uniformités qui s’enregistreraient spontanément dans un esprit purement passif et dont la passivité même définit l’aptitude à recevoir le vrai. Cet enregistrement suffirait pour y déposer l’idée de la causalité, c’est-à-dire l’invariabilité de succession entre tel antécédent (ou groupe d’antécédents) déterminé, d’une part, et tel conséquent déterminé, d’autre part.

Or, pas plus pour nous que pour l’empirisme, il ne s’agit de savoir ce qui devrait être ; il s’agit de ce qui est. Y a-t-il la moindre preuve qu’il existe une expérience, telle que la suppose le système de l’empirisme ? Nous assistons ici au spectacle le plus singulier : John Stuart Mill s’inscrivant perpétuellement en faux contre la possibilité de cette expérience sur laquelle il a fondé son Système de Logique. Et, en effet, sous la forme où il l’a présentée, la théorie empiriste de la causalité implique, à sa base, une distinction capitale entre deux périodes dans l’évolution de l’humanité : période d’acquisition, période d’application. Dans la phase scientifique, l’homme est déjà mis par l’expérience en possession de la loi de causalité ; il sait que le cours de la nature est régulier, invariable ; aussi, chaque fois que, dans le réseau enchevêtré des phénomènes, il a réussi à démêler une uniformité simple, il l’affirme à titre de loi. Cette phase en suppose une première, où l’homme était, au contraire, dépourvu de principe directeur ; alors, placé en face de l’observation directe, il recueille ce que cette observation lui apporte, sans être capable de réaction originale.

Peut-on donc établir, d’une façon positive, qu’au cours de cette première phase le développement spontané des observations s’oriente vers une conception générale de la causalité ? Sans doute, au point de départ, il sera permis d’invoquer des faits d’ordre pratique, qui sont de première importance : « La nourriture entretient la vie, le feu brûle, l’eau noie[1]. » Mais c’est une fois ces faits acquis et à partir de ces faits que la difficulté commence réellement : est-il vrai que le domaine de l’uniformité ait pu s’agrandir pour des hommes réduits à ce qui s’offre de soi-même aux sens, et avant que l’activité de la recherche fût déterminée dans une certaine direction ? Il est singulier que, pour avoir une réponse objective à la question, nous puissions nous contenter d’invoquer le témoignage de John Stuart Mill. Rien ne saurait être plus propre à nous convaincre que l’observation purement passive est

  1. III, xxi ; P. II, 99.