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science parvient à saisir la causalité, telle qu’elle existe dans la nature, sans avoir besoin de rien ajouter aux données de l’observation, en faisant usage d’un procédé purement négatif, à l’aide d’une élimination progressive qui décompose fil à fil le réseau enchevêtré des séquences apparentes et permet d’isoler l’uniformité régulière de succession. Or justement cette conception, qui se dit empiriste, se trouve contredite par tout le spectacle dont ont été témoins les générations qui se sont succédé depuis Bacon jusqu’à John Stuart Mill. Avant de faire œuvre de science, que trouvaient les hommes en face d’eux ? Ce n’était nullement un enchevêtrement complexe qu’ils devaient patiemment ramener à un schéma simple ; car l’univers de l’expérience immédiate contient, non pas plus que ce qui est requis par la science, mais moins ; car c’est un monde superficiel et mutilé, c’est, comme dit Spinoza, le monde des conséquences sans prémisses.

Sans aucun doute il convient de dire que le vulgaire est frappé des phénomènes, alors qu’il ne s’aperçoit pas des antécédents auxquels ils se rattachent. Mais c’est une erreur radicale d’imaginer, pour rendre compte de notre ignorance, que ces antécédents sont noyés dans la multiplicité des circonstances qui précèdent les phénomènes. Tout autre est la vérité, telle qu’elle se dégage de la moindre attention à l’évolution des connaissances scientifiques : les antécédents qui sont déterminants échappent parce qu’ils sont dissimulés d’une façon absolue, étant hors des prises directes de l’homme en tant qu’être sensible, accessibles seulement à l’initiative de l’homme en tant qu’être intelligent.

S’il y a un fait qui aurait dû éclairer ceux qui prétendent se mettre à l’école des faits, n’est-ce pas celui-ci : l’eau et l’air, qui, pour l’observation immédiate, sont des réalités simples, qui, dans l’histoire de la pensée, constituent le type séculaire de l’élément simple, sont apparus complexes, grâce au génie qui a su deviner et révéler l’oxygène, l’hydrogène, l’azote ? La chimie a été fondée suivant un procédé qui va du simple apparent au complexe réel, c’est-à-dire en sens exactement inverse de la voie que l’empirisme avait cru tracer à la science future. À nos yeux, donc, il est arrivé à Mill de méconnaître les deux siècles d’histoire scientifique qui le séparent de Bacon ; et cela parce que, d’avance, suivant un parti pris de système, il avait subordonné l’intelligence de l’expérience effective au mirage d’une expérience imaginée suivant le schéma d’un système préconçu, et qui risque d’apparaître à l’examen comme une expérience imaginaire.