Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comprendre qu’elle a été une invention. Torricelli a introduit dans la suite des phénomènes l’antécédent que l’expérience n’avait pas fourni ; il a supposé que l’atmosphère forme au-dessus de la surface terrestre une colonne d’un poids déterminé, dont la pression sur les corps placés à cette surface s’exerçait exactement comme celle des corps solides et liquides. Cette invention est un acte rationnel : l’œuvre d’un mathématicien, ou mieux d’un mécanicien, qui conçoit la notion d’une masse gazeuse et assimile les effets de cette masse aux effets d’une masse solide ou liquide, qui crée de toutes pièces une « pneumatique » sur le modèle de l’hydrostatique, et compose les lois de celle-ci avec les lois de celle-là.

Il est à remarquer que le travail de la raison s’accomplit à l’encontre de l’expérience immédiate ; et c’est pourquoi l’hypothèse de Torricelli a pris vis-à-vis des contemporains l’aspect d’un paradoxe. Si nous avons à supporter le poids de cet « océan d’air au fond duquel nous vivons submergés » suivant l’expression de Torricelli dans sa Lettre à Michel-Ange Ricci, du 11 juin 1644, comment se fait-il que nous ne sentions pas ce poids ? Aussi voit-on un Roberval, l’un des savants français du xviie siècle qui s’est opposé le plus énergiquement à l’apriorisme cartésien dans le domaine physique, prendre résolument parti « contre la colonne d’air ». Il est de ceux qui déconseillent l’expérience du vide sur le Puy-de-Dôme, pensant « que cela serait entièrement inutile et que la même chose se trouverait en haut qu’en bas[1] ».

Sans doute Torricelli et Pascal n’ont-ils contredit l’expérience immédiate que pour revendiquer le contrôle d’une nouvelle expérience. La substitution de la pression atmosphérique à l’horreur du vide aura eu pour résultat de remplacer une expérience incomplète par une expérience plus complète, Mais précisément il importe avant tout, pour se mettre en état de débrouiller les rapports de l’expérience et de la causalité, de comprendre ceci, que se réclamer de l’expérience, c’est tout autre chose que d’être empiriste. Notre examen de la Logique de Mill tendrait même à établir que l’empirisme, en tant que tel, a manqué la théorie de l’expérience scientifique, par cela qu’il se manifeste, à l’épreuve, incapable d’expliquer le contraste entre l’expérience qui est au point de départ et l’expérience qui est au point d’arrivée, le mode d’intelligence qui était absent de l’esprit des fontainiers de Florence et qui était présent à celui de Torricelli ou

  1. Lettre de Le Tenneur, du 16 janvier 1648, apud Œuvres de Descartes, édit. Adam-Tannery, t. V, 1903, p. 103.