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port à laquelle l’empirisme de Mill acquiert toute sa précision et toute sa portée. Il consiste essentiellement à nier que dans l’élaboration de la connaissance scientifique une part revienne à l’initiative du sujet pensant. Il se donne pour tâche de reconstituer cette élaboration en ne faisant appel qu’aux données de l’observation, en laissant la nature elle-même déposer, comme au fond d’un creuset, les uniformités qui composent sa propre trame. Loin donc que l’empirisme de Mill sous-estime la valeur de la sciences il confère aux lois de la science, qui à ses yeux coïncident exactement avec la réalité, une vérité dont la portée ne saurait être restreinte par leur relation à la raison humaine, suspecte peut-être de subjectivité.

33. — C’est cette confiance exclusive dans l’expérience qui crée le problème propre à l’empirisme de Mill. Dans quelle mesure se justifie, dans quelle mesure Mill lui-même a-t-il justifié, la capacité de l’expérience à construire, elle toute seule, l’édifice de la science ?

Or, il est douteux que le Système de Logique fournisse une solution positive à la question. Sans doute Stuart Mill a conçu un raisonnement expérimental, égal en rigueur au raisonnement syllogistique, et qui n’emprunte rien qu’aux données de l’expérience. Entre un groupe d’antécédents A B C D et un groupe de conséquents a b c d, l’élimination des antécédents qui ne sont pas causes et des conséquents qui ne sont pas effets, s’opère sur le terrain de l’expérience et au moyen de l’expérience même. Seulement cette opération expérimentale se réfère au postulat d’une nature qui spontanément offrirait à l’expérience tous ses phénomènes, qui les présenterait étiquetés d’eux-mêmes et tout encadrés, prêts à recevoir le symbolisme littéral du logicien. Si cette condition est remplie, si le postulat est vérifié, le problème est résolu. Mais la condition est-elle remplie ? Un des premiers lecteurs du Système de Logique l’a contesté. L’objection a été relevée par Mill lui-même : « Quant à ces méthodes, la première remarque à faire tout d’abord, c’est qu’elles prennent pour accordée la chose même qui est la plus difficile à découvrir : la réduction des phénomènes en des formules comme celles qu’on indique[1]. » Et il s’est passé ici quelque chose d’extraordinaire : John Stuart Mill a laissé échapper toute la portée de cette remarque. Au lieu d’y répondre, il l’élude en rap-

  1. Whewell, Philosophy of discovery. 1860, p. 263, apud Mill, III, ix ; P. I.. 478.