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toute l’expérience du passé qui permet, à l’une comme à l’autre doctrine, d’asseoir la prévision de l’avenir ; la même science, en définitive, et dont la solidité demeure indépendante des théories destinées à l’interpréter, apporte, et au partisan de l’expérience et au défenseur de la raison, un même degré d’assurance philosophique.

On doit donc se placer sur un tout autre terrain si l’on veut comprendre comment l’empirisme de Mill se définit dans son originalité, par opposition au rationalisme, et si l’on veut l’appeler à faire la preuve de sa vérité : c’est en l’interrogeant sur l’explication qu’il présente pour la genèse de la science, sur les moyens dont il dispose en vue de soutenir la croyance humaine, sinon à la nécessité, du moins à l’universalité des lois.

Suivant le rationalisme, l’expérience de la nature ne se produit jamais en face d’un esprit nu et désarmé. Il y a en l’homme une capacité de réaction qui, par la spontanéité de son élan, dépasse le fait particulier dont l’homme a été le témoin, qui travaille à ses risques et périls pour suppléer aux lacunes de la perception, pour créer un réseau continu de relations. Déçu par l’événement, l’homme corrige ses inventions premières par des imaginations d’apparence quelquefois plus téméraire, jusqu’à ce que, à travers mille détours inattendus et laborieux, il réunisse, par la subtilité des hypothèses, à égaler la subtilité de la nature. Ainsi la raison, jaillie sans doute au contact de l’expérience originelle, va au-devant de l’expérience nouvelle ; mais elle l’aborde avec la multiplicité des ressources qu’elle s’est procurées à elle-même, comptant avant tout sur ses propres forces, s’éloignant parfois de l’observation extérieure jusqu’à paraître la négliger complètement. Quel que puisse être le rôle de l’expérience dans l’acquisition des premières notions de l’arithmétique et de la géométrie, n’est-ce point la rationalité pure, qui, s’attachant à ces notions pour en faire la base de combinaisons abstraites et en tirer des conséquences exactes par la seule vertu de la déduction, a édifié, dès l’antiquité, des disciplines qui demeurent des modèles de profondeur et de fécondité ? Et, de même, n’est-il pas vrai qu’une physique capable de mordre sur le déterminisme des phénomènes, s’est constituée seulement lorsque Galilée et Descartes ont délaissé le dynamisme tout imaginatif d’Aristote, lorsqu’ils ont affirmé le triomphe de la spiritualité en soumettant la nature au joug que l’intelligence de l’homme avait, depuis des siècles, préparé pour elle ?

Telle est la conception rationaliste de la science par rap-