Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

30. — Le parallélisme entre le syllogisme et l’induction, sans lequel la théorie de Mill serait inexplicable, laisse pourtant subsister la difficulté ; en un sens, on pourrait dire qu’il la souligne. Mill prétend avoir fait la théorie d’un raisonnement rigoureux qui doit sa rigueur à la décomposition en uniformités simples, de l’enchevêtrement de circonstances qui s’offre à l’observation. Si la réduction du complexe au simple n’est pas faite, la généralisation devient nécessairement erronée : elle engendre les préjugée dont Mill rappelle la fréquence et la ténacité séculaire : « L’opinion si longtemps régnante qu’une comète, ou tout autre phénomène insolite dans les régions célestes, était le précurseur de calamités pour le genre humain, ou, du moins, pour ceux qui en étaient témoins…, la confiance à l’astrologie ou aux prédictions des almanachs sur le temps étaient, sans aucun doute, des inductions qu’on croyait fondées sur l’expérience ; et la foi en ces illusions paraît pouvoir se maintenir à l’encontre d’une infinité de déceptions, pourvu qu’elle soit entretenue par un nombre raisonnable de coïncidences fortuites entre la prédiction et l’événement[1]. »

Dès lors, si la loi de causalité apparaît nécessaire pour justifier l’induction que Mill appelle scientifique, cette loi ne peut invoquer que la garantie de l’induction vulgaire : « Comme tout procédé rigoureux d’induction présuppose l’uniformité générale, les uniformités particulières dont nous l’avons d’abord inférée n’ont pu, naturellement, nous être connues par une induction rigoureuse, mais seulement par le procédé vague et incertain de l’induction per enumerationem simplicem, et la loi de causalité universelle établie sur les résultats ainsi obtenus n’a pas une meilleure base que les résultats mêmes[2]. »

Tandis que le syllogisme, qui va de la majeure à la conclusion, n’a pas à dépasser l’horizon de l’inférence par laquelle l’esprit a préalablement dégagé des cas particuliers la proposition générale, il y aurait ici contraste entre l’induction non scientifique qui devrait fournir le principe de causalité et l’induction scientifique. L’objection a d’autant plus d’importance que toute la théorie baconienne de l’induction, érigée par Mill en système de logique, est fondée sur ce contraste.

Pourtant Mill passe outre à l’objection. Sans doute remarque-t-il, et à en juger d’après le seul criterium de l’expérience, « l’induction par simple énumération (en d’autres

  1. III, iv ; P. I., 363.
  2. III, xxi ; P. II, 98.