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Je suis ainsi porté à une sorte de fatalisme pratique, quoique toute ma doctrine spéculative se fonde sur la liberté absolue du moi[1]. »

23. — La conclusion s’impose donc à nous : Maine de Biran n’est nullement parvenu à installer dans le centre de l’âme une puissance de se posséder et de dominer qui fasse l’homme conscius sui et compos sui, qui soit effectivement, comme il l’a prétendu, un foyer de causalité. L’échec de sa doctrine spéculative se confirme, et peut-être s’explique, par son impuissance pratique. De quoi Biran a fait l’aveu final lorsqu’il a cherché contre le fatalisme du corps un dernier « refuge » dans le fatalisme de Dieu. Aux dernières années de sa vie, alors qu’il « ne trouve de science vraie que là précisément où (il) ne (voyait) autrefois, avec les philosophes, que des rêveries et des chimères[2] », il est remarquable que Biran ne connaisse rien de cet élan spirituel qui, chez les Stoïciens, ou chez Spinoza, exalte la vertu propre du moi, l’activité interne de l’être, jusqu’à la faire remonter à la source de la vie universelle et de la raison. La pensée religieuse de Biran surgit, au contraire, d’un désenchantement désespéré devant la pauvreté des ressources que l’homme a rencontrées dans cette réalité interne qui lui avait paru d’abord capable de contenir et de supporter l’infini[3]. Elle est l’invocation d’une force qui est d’un autre ordre que la force du corps, supra et non plus infra, mais qui se manifeste également comme extérieure au moi, difficile, sinon impossible, à concilier avec l’affirmation de son caractère absolu[4], et dont l’âme recevra l’action souveraine et reposante, avec la même passivité qu’elle subissait la tyrannie d’un tempérament faible et instable : « Il semble que notre organisation matérielle, qui faisait obstacle à l’intuition, cesse de résister, et que l’esprit ne fait que recevoir la lumière qui lui est appropriée[5]. »

  1. L’Anthropologie de Maine de Biran, p. 221.
  2. J. I, 1818, 246.
  3. Commentaire sur les Méditations de Descartes, 1813 : « N’y a-t-il pas dans la nature de notre âme des puissances que nous ignorons complètement ?… Pourquoi serait-ce en Dieu seulement et non en nous-même que nous trouverions l’infini ?… » Édit. Bertrand, p. 95-96.)
  4. Du 28 décembre 1818 : « La présence de Dieu opère toujours la sortie de nous-mêmes, et c’est ce qu’il nous faut. Comment concilier cela avec ma doctrine psychologique du moi ? » (J. I, p. 271).
  5. J. I., 29 avril 1816, p. 186.