Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précisé l’idée, vers l’activité d’un sujet spirituel, Biran ne possède en fait qu’une méthode empirique qui le condamne à transposer cette idée dans l’ordre du donné psychologique. Il ne lui sera pas permis d’atteindre effectivement d’autre moi que l’individu soumis passivement aux influences des événements extérieurs et des impressions organiques. Et sa vie s’usera dans une sorte de va-et-vient, pathétique et stérile, entre les inégalités produites en son humeur par le perpétuel changement des heures et des saisons, des hommes et des choses, et l’affirmation d’une doctrine purement abstraite, qui n’a pas réussi à se constituer en dehors de son expression verbale, qui, par suite, devait être incapable de toute prise réelle sur son âme et sur sa conduite : « Rien de plus vrai et de mieux fondé, dit le Journal intime à la date du 24 janvier 1821, que la distinction de Kant entre la raison spéculative et la raison pratique. Je m’en suis tenu à la première pendant toute ma vie, et jusque dans mon meilleur temps d’activité morale. J’ai été saisi par des affections vives et désordonnées : au lieu de me raidir contre la pente qui m’entraînait, je m’y laissais aller sans effort, content d’observer l’impulsion et de juger de ses résultats, comme je l’aurais fait à l’égard d’un autre, pareil au médecin qui se féliciterait d’avoir une maladie pour se donner le plaisir d’en observer les circonstances et les signes sur lui-même. Je me suis fait aussi une conscience spéculative, en désapprouvant certains sentiments ou actes auxquels je me livrais. Je cherchais la cause de cette désapprobation, et la trouvais assez curieuse pour ne pas être fâché du motif qui m’avait donné lieu d’y réfléchir… L’habitude de s’occuper spécialement de ce qui se passe en soi-même en mal comme en bien serait-elle donc immorale ? Je le crains d’après mon expérience. Il faut se donner un but, un point d’appui hors de soi et plus haut que soi pour pouvoir réagir avec succès sur ses propres modifications, tout en les observant et s’en rendant compte. Il ne faut pas croire que tout soit dit quand l’amour-propre est satisfait d’une observation fine ou d’une découverte profonde faite dans son intérieur. » (P. 318.) Et M. Tisserand a cité ce texte (que Naville n’avait pas publié) du Journal intime à la date du 4 janvier 1822 : « Bagessen attribue à l’âme ou au moi une force propre de direction, de choix et de résistance aux passions, d’où selon lui le remords qu’on éprouve après avoir succombé, en pensant qu’on pouvait faire autrement. J’ai avoué que je connaissais peu ce remords, Il me semble toujours que, mes dispositions étant données avec certaines circonstances environnantes, je ne pouvais agir autrement que je n’ai fait.