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prit, sans se sentir obligé de corriger sa formule, puis de corriger sa correction[1] ». Mais nul non plus n’oblige irrésistiblement à se demander si le sentiment de cette simplicité infinie capable d’inspirer un flot illimité de paroles, n’est pas un mirage, si Biran n’a pas poursuivi à travers tous ses discours l’espoir décevant d’arriver à enfermer dans une expression unique, dans l’articulation d’un seul vocable, ce qui est à la fois un fait et plus qu’un fait, la donnée immédiate et son « au-delà », comme s’il était possible de faire rendre à l’expérience pure qui porte sur le fugitif et sur le passager, la réalité permanente, c’est-à-dire cela même qu’elle ne peut comporter, qu’elle exclut nécessairement de son domaine.

De là ce spectacle singulier : toute sa vie Biran a insisté sur la clarté et l’évidence du fait primitif, et dans ses discussions abstraites il en tire une arme contre les doctrines adverses ; mais en fait, cette clarté et cette évidence, il se reconnaît incapable de les posséder pour lui-même et d’en faire profiter son lecteur. Dans les pages du Journal intime, datées du 22 au 28 avril 1818, il confesse : « Je suis toujours à l’essai de mes forces ; je n’y compte pas, je commence et recommence sans fin. » (P. 242.) Le 25 novembre de l’année précédente, il avait, raconte-t-il (p. 233), passé la soirée chez l’abbé Morellet : « Conversation psychologique. Mon vieux ami m’a demandé brusquement : Qu’est-ce que le moi ? Je n’ai pu lui répondre. » Et de ce silence il donne le commentaire suivant : « Il faut se placer dans le point de vue intime de la conscience, et, ayant alors présente cette unité qui juge de tous les phénomènes, en restant invariable, on aperçoit le moi, on ne demande plus ce qu’il est. »

Formule assurément remarquable, mais qui fait ressortir, du moins pour des générations qui sont éclairées par la méditation de l’intuition bergsonienne, à quel point l’embarras de Biran est inextricable. Au moment même où lui apparaît la nécessité de faire appel à l’intuition, il est incapable de choisir, sinon de distinguer, entre une intuition aperceptive où la conscience est un sens, où le moi serait une donnée immédiate, et une intuition réflexive où le moi serait une réalité distincte du fait, comme l’activité jugeante est distincte de l’objet jugé.

Orienté, par ses dispositions morales, vers le moi dont le rationalisme, depuis Descartes jusqu’à Fichte, a dégagé et

  1. L’intuition philosophique. Revue de métaphysique et de morale, 1911, p. 810.