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tact rapide qu’ont les autres hommes pour les objets extérieurs[1]. » Chez un tel artiste, le spectacle de la vie intérieure est naturellement une jouissance : « Je m’amuse souvent à voir couler les diverses situations de mon âme : elles sont comme les flots d’une rivière, tantôt calmes, tantôt agitées, mais toujours se succédant sans aucune permanence[2]. »

Or, le dilettantisme se heurte au caractère moral de Biran, comme si c’était un signe morbide, une menace d’amollissement et de dissolution. Et dans le fragment même que nous venons de citer se lisent les lignes suivantes : « Ainsi cette malheureuse existence n’est qu’une suite de moments hétérogènes, qui n’ont aucune stabilité. Ils vont flottant, fuyant rapidement, sans qu’il soit jamais en notre pouvoir de les fixer. Tout influe sur nous, et nous changeons sans cesse avec ce qui nous environne. » Sous l’influence d’un besoin moral, Biran réagit contre l’idéologie sensualiste ; il aspire à l’affirmation spiritualiste, ou tout au moins dynamiste, du moi, pour se défendre contre le torrent des impressions qui menace d’entraîner avec lui ce qui fait la valeur propre de l’homme : la consistance de l’être intérieur, la capacité de juger et de vouloir.

Voilà de quoi témoigne déjà le premier écrit qui nous reste de Maine de Biran : La Méditation sur la Mort, près du lit funèbre de sa sœur Victoire : « Nous sommes si fort attachés au moi que toute modification qui exclurait l’identité personnelle, fût-elle infiniment agréable, ne peut nous intéresser en rien dans l’état où nous sommes présentement[3]. » Voilà ce que confirment des textes caractéristiques du Journal intime, dont nous nous bornerons à citer les principaux :

5 juin 1815 : « Mme de Staël paraît avoir bien senti les liens qui unissent la métaphysique et la morale dans un principe commun : « En cherchant, dit-elle, si notre esprit agit spontanément ou s’il ne peut penser que provoqué par les objets externes, nous aurons des lumières de plus sur le libre arbitre de l’homme, par conséquent sur le vice et la vertu. » (P. 174.) — 25 juin 1816 : « Il faut que la volonté préside à tout ce que nous sommes : voilà le stoïcisme. Aucun autre système n’est aussi conforme à notre nature. » (P. 192.)

— 23-25 novembre 1817 : « J’ai donc toujours présent l’absolu de mon être durable ; autrement je ne pourrais juger des variations continuelles du monde phénoménique. C’est

  1. Du 3 et 4 novembre 1818, p. 268.
  2. Du 27 mai 1794, p. 109 ; et Œuvres. Édit. Tisserand, t. I, 1920, p. 54.
  3. 27 juillet 1792, Œuvres. Édit. Tisserand, t. I, 1920, p. 10.