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l’interprétation purement formelle que l’idéologie avait donnée de la rationalité. Par suite, il a été incapable d’assigner un état civil à cette analyse réflexive qui lui était apparue comme liée à l’expérience, mais qui aussi, afin de la dépasser en l’approfondissant, devait surgir de l’expérience. Elle est restée en l’air, hors de la raison et au-dessus de l’expérience, de telle sorte que finalement on ne sait plus qu’en penser et qu’en dire, tant il est loisible d’en penser et d’en dire n’importe quoi. Suivant le jugement que porte M. Tisserand, dans la conclusion de l’ouvrage de beaucoup le plus pénétrant qui ait été consacré à Maine de Biran, « il s’en est tenu, contrairement à ce qu’il croyait, au point de vue de l’empirisme, d’un empirisme plus intérieur sans doute que celui de Condillac, mais qui, comme tout empirisme, a en quelque sorte la superstition du fait[1] ».


    mais qu’il s’en abstrait lui-même par l’acte d’aperception interne qui distingue et sépare jusqu’à un certain point l’individu ou le un du collectif et du multiple ; la force agissante ou la cause, de l’effet produit ; l’action de la passion ; en un mot le sujet qui fait l’effort, du terme qui résiste et qui pâtit des modifications diverses. Le moi est donc vraiment abstrahens dans son action réflexive, et non abstractus. Cette opposition ou antithèse d’expressions et d’idées se trouve également effacée, et dans les systèmes qui ramènent tout à la sensation transformée, et dans ceux qui dénaturent les idées simples de la réflexion, en les transformant d’une autre manière en catégories ou idées générales abstraites, avant de les avoir ramenées à leur source ou au véritable principe. L’objet de cette section se trouverait rempli si j’étais parvenu à mettre dans tout son jour le vrai principe générateur de la science, en le dégageant des illusions systématiques sur lesquelles se fonde la double transformation dont je viens de parler. Je poursuivrais alors avec plus de sécurité la nouvelle carrière ouverte à l’analyse des sensations et des idées. » On voit que la Dissertation de 1770 avait suffi à Biran pour entrevoir ce que le génie kantien apportait d’original et de fécond, et comment il était capable, par l’analyse réflexive, de définir l’orientation proprement moderne de la pensée, hors des routes médiévales du conceptualisme et de l’empirisme. On peut se demander alors, au cas où Maine de Biran eût connu dans son texte intégral et pu méditer la Critique de la Raison pure, si Kant n’eût pas achevé de lui ouvrir les yeux sur la nécessité de dépasser l’idéologie, non pas en distinguant de l’empirisme physique de Bacon un empirisme métaphysique, mais en opposant résolument à l’analyse qui se maintient au niveau des faits et se contente d’y chercher seulement la donnée primitive, l’analyse qui va au delà des phénomènes donnés afin de rattacher les faits conditionnés à l’activité conditionnante.

  1. L’Anthropologie de Maine de Biran, 1909, p. 350. C’est ce que manifeste avec un relief frappant la fin du troisième chapitre de cette section des Fondements de la Psychologie, qui devait aboutir dans la pensée de Biran à ouvrir la voie nouvelle d’analyse, indiquée déjà par Leibnitz et Kant. Biran y termine l’examen de la psychologie de Condillac par les considérations suivantes :

    « 3o Une évidence irrésistible s’attache dans le fond du sens intime aux deux éléments du même fait, aux deux termes du même rapport, la force et la résistance, et le doute de Descartes, qui suppose le corps anéanti pendant que la pensée subsiste, est absolument contraire au fait primitif, tel que nous le considérons, pendant qu’il trouve encore un motif dans le point de vue de Condillac ;

    « 4o Enfin, hors de l’exercice initial du sens de l’effort, toutes les impressions sensibles, y compris celles du tact, étant passives et matériellement