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chez Socrate) l’homme n’est pas un donné, dont il y ait à saisir du dehors et à fixer les propriétés caractéristiques, la structure définitive. Se connaître, c’est se saisir dans son pouvoir constituant, c’est déjà se transformer en éveillant, en accélérant, le dynamisme du progrès rationnel. L’homme, au cours de son dialogue ininterrompu avec l’univers, s’apparaît à lui-même comme esprit, et l’univers devient le monde de la science.

273. — Cette science même, après tant d’ambitions, après tant de déceptions aussi qui l’ont ramenée à l’attitude modeste et scrupuleuse de la réflexion critique, fournit aujourd’hui de quoi souligner, par un trait plus net et plus profond, l’essentielle relativité de l’esprit et de la nature. Par là, elle écarte l’antinomie que semblait devoir entraîner le double succès de la vérification expérimentale et de l’application industrielle. La vérification du déterminisme scientifique conduisait à concevoir un système de causes et d’effets, tel que toute apparition future de phénomène est déjà, sub specie quadam æternitatis, prédéterminée dans l’état actuel de l’univers, qu’aucune place n’est laissée à l’intervention contingente de la finalité humaine. Or, cette conception, il arrivait à la science elle-même de la contredire par l’ampleur inattendue de ses conséquences pratiques, ainsi que le disait Marcelin Berthelot dans le Discours qu’il a prononcé, en 1901, lors de son cinquantenaire scientifique : « Depuis la première moitié du siècle qui vient de finir, sans remonter plus haut, le monde a étrangement changé de figure : les hommes de ma génération ont vu entrer en jeu, à côté et au-dessus de la nature connue depuis l’antiquité, sinon une antiphysis, une contre-nature, comme on l’a dit quelquefois, mais une nature supérieure et en quelque sorte transcendante, où la puissance de l’individu est centuplée par la transformation des forces, jusque-là ignorées ou incomprises, empruntées à la lumière, au magnétisme, à l’électricité[1]. »

Et, en effet, l’existence de cette antiphysis, la transformation du monde, tout au moins de la planète-terre, par la volonté de l’homme, seraient choses incompréhensibles si la nature était un en soi, n’obéissant qu’à sa législation interne, ou encore si, suivant un idéalisme qui ne serait que l’antithèse immédiate de la représentation réaliste, elle devait recevoir la forme rigide d’une législation rationnelle, capable d’épuiser d’un coup le système des choses.

  1. Science et Libre Pensée, 1905, p. 405.